Compte rendu N° 9
1er avril. Tout le monde à la boulangerie est venu me voir aujourd’hui quand j’ai commencé mon nouveau travail au pétrin mécanique. Voila comment c’est arrivé. Oliver qui travaillait au pétrin mécanique est parti hier. J’avais l’habitude de l’aider en lui apportant les sacs de farine pour les verser dans le pétrin. Pourtant je ne croyais pas que je savais faire marcher le pétrin. C’est très difficile et Oliver est allé à l’école de boulangerie un an avant de pouvoir apprendre à être aide boulanger.
Mais Joe Carp qui est mon ami a dit Charlie pourquoi ne prends tu pas la place d’Oliver. Tout le monde dans le fournil s’est approché et ils se sont mis à rire et Frank Reilly a dit oui Charlie tu es ici depuis assez longtemps. Vas y. Gimpy n’est pas là et il ne saura pas que tu as essayé. Je n’étais pas rassuré parce que Gimpy est le chef boulanger et m’a dit de ne jamais approcher du pétrin parce que je risquerai un accident. Tout le monde a dit vas y sauf Fannie Birdie qui a dit arrêtez pourquoi ne laissé vous pas ce pauvre garçon tranquile.
Frank Reilly a dit ferme ça Fanny c’est le premier avril et si Charlie fait marcher le pétrin il larangera peut être si bien que nous aurons tous une journée de congé. J’ai dit que je ne pouvais pas aranger la machine mais que je pouvais la faire marcher parce que j’avais toujours regardé faire Oliver depuis que j’étais revenu.
J’ai fait marcher le pétrin mécanique et tout le monde a été surpris spécialement Frank Reilly. Fanny Birden était surexcitée parce que qu’elle a dit il a fallu à Oliver deux ans pour apprendre à bien pétrir la pâte et il était allé à l’école de boulangerie. Bernie Bate qui s’ocupe de la machine a dit que je faisais plus vite qu’Oliver et mieux. Personne n’a ri. Quand Gimpy est revenu et que Fanny lui a raconté, il s’est mis en colère contre moi pour avoir travaillé au pétrin.
Mais elle lui a dit regardez et voyez comme il fait le travail. Les autres voulaient lui faire une blague pour le premier avril et c’est lui qui les a ridiculisé. Gimpy a regardé et je savais qu’il était fâché contre moi parce qu’il n’aime pas que les gens ne fassent pas ce qu’il leur dit exactement comme le Pr Nemur. Mais il a vu comme je faisais marcher le pétrin et il s’est graté la tête et il a dit je le vois mais je n’arrive pas à le croire. Puis il a appelé Mr Donner et il m’a dit de refaire marcher le pétrin pour que Mr Donner voie.
Je n’étais pas rassuré il allait se mettre en colère et me crier dessus aussi. Après avoir fini j’ai dit est ce que je peux ietourner maintenant à mon travail. Il faut que je balaie le magasin derrière le comptoir. Mr Donner m’a regardé d’un drôle d’air un long moment. Puis il a dit ça doit être une farce de premier avril que vous me faites vous tous. C’est une atrape.
Gimpy a dit c’est ce que j’ai pensé que c’était une farce. Il a tourné autour de la machine en boitillant et il a dit à Mr Donner je ne comprends pas moi non plus mais Charlie sait la faire marcher et je dois reconnaître qu’il fait un meilleur travail qu’Oliver.
Tout le monde était entassé autour de nous et discutait et je me suis éfrayé parce qu’ils me regardaient tous drôlement et qu’ils étaient excités. Frank a dit je vous ai dit que Charlie avait quelque chose de bizarre ces derniers temps. Et Joe Carp a dit ouais je comprends ce que tu veux dire. Mr Donner a renvoyé tout le monde au travail et il m’a emmené avec lui dans le magasin.
Il a dit Charlie je ne sais pas comment tu as fait mais on dirait que tu as finalement appris quelque chose. Je te demande de faire très attention et de faire de ton mieux. Tu as obtenu un nouvel emploi et une augmentation de 5 dollars.
J’ai dit je ne veux pas un nouvel emploi parce que j’aime nettoyer et balayer et faire les livraisons et faire de petites choses pour mes amis mais Mr Donner a dit ne te préocupe pas de tes amis j’ai besoin de toi pour faire ce travail. Je pense qu’un garçon doit vouloir de l’avancement.
J’ai dit qu’est ce que ça veut dire « avancement ». Il s’est gratté la tête et m’a regardé par dessus ses lunettes. Ne te préocupe pas de ça Charlie. À partir de maintenant tu travailles au pétrin. C’est cela un avancement.
Donc maintenant au lieu de livrer des paquets et de nettoyer les toilettes et de m’ocuper des ordures je suis le nouvel ouvrier boulanger chargé du pétrin mécanique. C’est un avancement. Demain je le dirai à Miss Kinnian. Je crois qu’elle sera contente mais je ne sais pas pourquoi Frank et Joe sont fâchés contre moi. J’ai demandé à Fanny et elle a dit t’occupe pas de ces idiots. C’est le premier avril aujourd’hui et leur blague a fait long feu et c’est eux qui ont eu l’air bête pas toi.
J’ai demandé à Joe quelle blague avait fait long feu et il m’a dit d’aller me faire pendre. Je suppose qu’ils sont fâchés contre moi parce que j’ai fait marcher le pétrin et qu’ils n’ont pas eu le jour de congé comme ils croyaient. Est ce que cela signifie que je deviens plus intelligent.
3 avril. Terminé Robinson Crusoé. Je voulais savoir ce qui lui était arrivé après mais Miss Kinnian a dit c’est tout cela s’arrête là. Pourquoi ?
4 avril. Miss Kinnian dit que j’apprends vite. Elle a lu quelques-uns de mes comptes rendus et elle m’a regardé d’un air drôle. Elle dit que je suis un excellent garçon et que je leur montrerai que je vaux mieux qu’eux. Je lui ai demandé pourquoi. Elle a dit que cela n’avait pas d’importance mais qu’il ne faudrait pas que j’aie de la peine si je découvrais que tout le monde n’était pas aussi gentil que je le crois. Elle dit pour un garçon à qui Dieu a si peu donné tu as fait plus qu’un tas de gens qui ont un cerveau dont ils ne se servent même pas. J’ai dit que tous mes amis sont des gens intelligents et bons. Ils m’aiment bien et ne m’ont jamais rien fait qui ne soit pas gentil. À ce moment elle a attrapé quelque chose dans l’œil et il a fallu qu’elle coure aux toilettes des dames.
Pendant que je l’attendais assis dans la salle de cours je me demandais comment Miss Kinnian pouvait être si gentille comme l’était ma mère. Je pense à ma mère qui me disait de rester un bon garçon et d’être toujours aimable avec les gens. Elle a ajouté mais fais toujours attention que certains ne comprennent pas et peuvent croire que tu cherches à faire des ennuis.
Cela me rappelle quand maman a dû s’en aller et qu’ils m’ont mis chez Mrs Leroy qui habitait la porte à côté. Maman allait à l’hôpital. Papa a dit qu’elle n’était pas malade ni rien du tout mais qu’elle allait à l’hôpital pour me ramener une petite sœur ou un petit frère (je ne sais pas encore comment cela se fait). Je leur ai dit je veux un petit frère pour jouer avec moi et je ne sais pas pourquoi ils m’ont apporté une petite sœur à la place mais elle était jolie comme une poupée. Seulement elle pleurait tout le temps.
Je ne lui ai jamais fait mal ni rien.
Ils l’ont mise dans un berceau dans leur chambre et une fois j’ai entendu papa dire ne t’inquiète pas Charlie ne lui fera pas de mal.
Elle était comme un petit paquet tout rose et quelquefois je ne pouvais pas dormir tant elle pleurait. Et quand je m’endormais elle me réveillait au beau milieu de la nuit. Une fois qu’ils étaient dans la cuisine et que j’étais au lit elle a pleuré. Je me suis levé pour aller la prendre dans mes bras et le calmer comme fait maman. Mais maman est arrivée en criant et me l’a enlevée, et m’a giflé si fort que je suis tombé sur le lit.
Puis elle s’est mise à hurler ne la touche plus jamais. Tu lui ferais mal. C’est un bébé. Tu n’as pas à la toucher. Je ne le savais pas alors mais je crois que je sais maintenant qu’elle pensait que j’allais faire mal au bébé parce que j’étais trop bête pour savoir ce que je faisais. Maintenant cela m’attriste parce que je n’aurais jamais fait de mal à ma petite sœur.
Quand j’irai chez le Dr Strauss il faut que je lui parle de cela.
6 avril. Aujourd’hui, j’ai appris la virgule, qui est, virgule (,) un point avec, une queue, Miss Kinnian, dit qu’elle, est importante, parce qu’elle permet, de mieux écrire, et elle dit, quelqu’un pourrait perdre, beaucoup d’argent, si une virgule, n’est pas, à la, bonne, place. J’ai un peu d’argent, que j’ai, économisé, sur mon salaire, et sur ce que, la Fondation me paie, mais pas beaucoup et, je ne vois pas comment, une virgule, m’empêche, de le perdre.
Mais, dit-elle, tout le monde, se sert des virgules, alors, je m’en servirai, aussi.
7 avril. Je me suis mal servi de la virgule. C’est une ponctuation. Miss Kinnian m’a dit de chercher les mots compliqués dans le dictionnaire pour apprendre à bien les orthographier. J’ai dit quelle importance du moment qu’on peut quand même les lire. Elle a dit cela fait partie de ce que tu dois apprendre, alors à partir de maintenant je chercherai tous les mots que je ne suis pas certain de savoir orthographier. Cela prend beaucoup de temps d’écrire comme cela mais je crois que je me rappelle de mieux en mieux.
En tout cas c’est pour cela que j’écris bien le mot ponctuation. Il est écrit comme cela dans le dictionnaire. Miss Kinnian dit qu’un point est une ponctuation aussi, et il y a un tas d’autres signes à apprendre. Je lui ai dit que je croyais qu’elle avait voulu dire que tous les points devaient avoir une queue et être appelés des virgules. Mais elle a dit que non.
Elle a dit ; Il faut que ? tu saches tous ! les employer : Elle m’a montré comment les employer ; et maintenant ! je peux employer toutes sortes de ponctuations – dans ce que, j’écris ! Il y a « des tas de règles ; à apprendre ? mais je me les mets dans la tête.
Une chose que, j’aime : dans ma chère Miss Kinnian : c’est comme cela ? qu’il faut écrire ; dans une lettre, d’affaire (si j’entre jamais ! dans les affaires ?) c’est qu’elle me donne « toujours une explication quand – je lui pose une question. Elle est un génie ! Je voudrais pouvoir être aussi intelligent qu’elle ;
La ponctuation, c’est ? amusant !
8 avril Ce que je suis bête ! Je n’avais même pas compris ce dont elle parlait. J’ai lu mon livre de grammaire hier soir et il explique tout cela. J’ai alors vu que c’était exactement comme Miss Kinnian essayait de me le dire, mais je n’avais rien compris. Je me suis levé au milieu de la nuit et tout cela s’est éclairci dans ma tête.
Miss Kinnian dit que la télé, en marchant juste avant que je m’endorme et durant la nuit, y a aidé. Elle dit que j’ai atteint un plateau. Comme le sommet plat d’une colline. Après que j’ai eu compris comment fonctionne la ponctuation, j’ai relu tous mes comptes rendus depuis le début. Hé bien alors, c’est fou ce que j’ai fait de fautes d’orthographe et de ponctuation ! J’ai dit à Miss Kinnian que je devrais reprendre ces pages et corriger toutes les fautes, mais elle a dit : « Non, Charlie, le Pr Nemur veut qu’elles restent comme elles sont. C’est pourquoi il te les rend pour que tu les gardes après qu’elles ont été photocopiées – pour voir tes propres progrès. Tu progresses vite, Charlie. »
10 avril. Je me sens mal à l’aise. Pas malade à aller chez un médecin, mais je me sens mal en dedans, comme si j’avais reçu un coup et que j’ai en même temps le cœur serré.
Je ne voulais pas en parler mais je crois qu’il le faut parce que c’est important. C’est la première fois aujourd’hui que je ne suis pas allé au travail, volontairement.
Hier soir Joe Carp et Frank m’ont invité à une petite fête. Il y avait des tas de filles et Gimpy était là et Ernie aussi. Je me rappelais combien j’avais été malade la dernière fois que j’avais trop bu et j’ai dit à Joe que je ne voulais rien boire. Il m’a donné un simple coca cola. Il avait un drôle de goût mais j’ai pensé que c’était parce que j’avais mauvaise bouche.
Nous nous sommes beaucoup amusés pendant un certain temps.
— Danse avec Ellen, a dit Joe. Elle t’apprendra les pas.
Et il lui a fait un clin d’œil comme s’il avait eu quelque chose dans l’œil.
Elle a dit :
— Pourquoi ne le laisses-tu pas tranquille ? m’a tapé dans le dos :
— Charlie Gordon est mon copain, mon pote. Ce n’est pas un gars ordinaire – il a eu de l’avancement, c’est lui qui est chargé du pétrin mécanique. Tout ce que je te demande, c’est de danser avec lui et qu’il s’amuse. Quel mal y a-t-il à cela ?
Il m’a poussé tout contre elle. Et elle a dansé avec moi. Je suis tombé trois fois et je ne pouvais pas comprendre pourquoi car personne d’autre ne dansait en dehors d’Ellen et moi. Et tout le temps je tombais parce qu’il y avait toujours le pied de quelqu’un qui dépassait.
Ils faisaient cercle autour de nous et riaient de la manière dont nous dansions. Ils riaient plus fort chaque fois que je tombais et je riais aussi parce que c’était tellement drôle. Mais la dernière fois que c’est arrivé je n’ai pas ri. J’ai voulu me relever et Joe m’a fait retomber.
J’ai vu alors l’expression qui était sur le visage de Joe et cela m’a donné une drôle de sensation au creux de l’estomac.
— Ce qu’il est marrant, a dit une des filles.
Tout le monde riait.
— Oh, tu avais raison, Frank, pouffait Ellen, c’est un spectacle à lui tout seul. (Puis elle a dit :) Tiens, Charlie, prends une pomme.
Elle me l’a donnée et quand j’ai mordu dedans, c’était une attrape.
Alors Frank s’est mis à rire et il a dit :
— Je vous l’avais dit qu’il la mangerait. Auriez-vous jamais imaginé quelqu’un d’assez bête pour manger une pomme en cire ?
Joe a dit :
— Je n’ai jamais autant ri depuis que nous l’avions envoyé voir au coin de la rue s’il pleuvait, le soir où nous l’avons soûlé chez Halloran.
Et une image m’est venue à l’esprit du temps où j’étais petit quand les gosses du voisinage me laissaient jouer avec eux à cache-cache et que c’était mon tour. Après avoir compté et recompté jusqu’à dix sur mes doigts je me mettais à chercher les autres. Et je continuais à les chercher jusqu’à ce qu’il fasse noir et froid, et qu’il me faille rentrer à la maison.
Et je ne les trouvais jamais et je ne savais jamais pourquoi.
Ce que Frank disait me l’a rappelé. C’était la même chose qui était arrivée chez Halloran. Et c’était ce que faisaient maintenant Joe et les autres. Se moquer de moi, comme les gosses qui jouaient à cache-cache me jouaient des tours et se moquaient aussi de moi.
Tous ceux qui étaient de la fête n’étaient plus qu’une grappe de visages brouillés qui me regardaient à terre et qui se moquaient de moi.
— Regardez-le. Il est tout rouge.
— Il rougit. Voilà Charlie qui rougit.
— Hé, Ellen, qu’est-ce que tu as fait à Charlie ? Je ne l’ai jamais vu comme cela.
— Hé bien mon vieux, Ellen l’a bougrement excité.
Je ne savais ni quoi faire ni où me tourner. De se frotter contre moi, elle m’avait donné une drôle de sensation. Tout le monde riait et brusquement j’ai eu l’impression d’être tout nu. J’aurais voulu me cacher pour qu’ils ne me voient pas. Je me suis précipité hors de l’appartement. C’était un grand immeuble avec des tas de couloirs et je ne trouvais pas l’escalier. J’avais oublié l’ascenseur. Finalement, j’ai trouvé l’escalier et je suis sorti en courant dans la rue. J’ai marché longtemps avant de regagner ma chambre. Je n’avais jamais compris avant que Joe et Frank et les autres aimaient m’avoir avec eux simplement pour s’amuser de moi.
Maintenant je comprends ce qu’ils veulent dire quand ils disent : « Ça, c’est bien du Charlie Gordon. »
J’ai honte.
Et autre chose. J’ai rêvé de cette fille, Ellen, qui dansait et se frottait contre moi et quand je me suis éveillé, les draps étaient tachés et mouillés.
13 avril. Je ne suis pas allé à la boulangerie encore aujourd’hui, j’ai dit à Mrs Flynn, ma propriétaire, de téléphoner à Mr Donner et de lui dire que je suis malade. Mrs Flynn me regarde depuis quelque temps comme si elle avait peur de moi.
Je pense que c’est une bonne chose que j’aie découvert comment tout le monde se moque de moi. J’y ai beaucoup pensé. C’est parce que je suis si bête et que je ne sais même pas quand je fais quelque chose de bête. Les gens pensent que c’est amusant quand une personne pas intelligente ne peut pas faire des choses comme eux ils peuvent.
En tout cas, je sais maintenant que je deviens un peu plus intelligent chaque jour. Je connais la ponctuation et aussi l’orthographe. J’aime chercher tous les mots difficiles dans le dictionnaire et je m’en souviens. Et j’essaie d’écrire ces comptes rendus très soigneusement mais c’est difficile. Je lis beaucoup maintenant et Miss Kinnian dit que je lis très vite. Et je comprends même beaucoup des choses que je lis et elles me restent dans l’esprit. Il y a des fois où je peux fermer les yeux et penser à une page et elle me revient toute entière comme une image.
Mais il y a d’autres choses qui me viennent dans la tête. Parfois je ferme les yeux et je vois une image très nette. Comme ce matin juste après m’être réveillé, j’étais couché dans mon lit les yeux ouverts. C’était comme si un grand trou s’était ouvert dans les murs de mon esprit et que je puisse tout simplement passer au travers. Je crois que c’est très loin, il y a longtemps, quand j’ai commencé à travailler à la boulangerie Donner. Je vois la rue où est la boulangerie. Elle est d’abord floue puis y apparaissent comme des taches, des choses si réelles qu’elles sont maintenant là devant moi, et d’autres choses restent floues, et je ne suis pas sûr…
Un petit vieux avec une voiture d’enfant transformée en poussette, avec un fourneau à charbon de bois, et l’odeur des marrons grillés et la neige sur le sol. Un jeune garçon maigre avec de grands yeux et un air craintif sur le visage qui regarde l’enseigne du magasin. Qu’y a-t-il dessus ? Des lettres brouillées d’une manière qui n’a aucun sens. Je sais maintenant que cette enseigne indique BOULANGERIE DONNER mais en la regardant dans ma mémoire je ne peux pas la lire avec ses yeux. Aucune des enseignes n’a de sens. Je crois que ce garçon au visage craintif, c’est moi.
Des lumières brillantes au néon. Des arbres de Noël et des petits marchands forains sur le trottoir. Des gens engoncés dans des manteaux avec le col relevé et des écharpes autour du cou. Mais le garçon n’a pas de gants. Il a froid aux mains et pose à terre un gros paquet de sacs de papier brun. Il s’arrête pour regarder les petits jouets mécaniques que le marchand remonte – l’ours qui culbute, le chien qui saute, l’otarie qui fait tourner un ballon sur son nez. Et qui culbutent et qui sautent et qui font tourner leur ballon. S’il avait tous ces jouets à lui, il serait le garçon le plus heureux du monde.
Il a envie de demander au petit marchand au visage rouge, aux doigts qui passent à travers ses gants de coton marron, s’il peut prendre une minute l’ours qui culbute mais il n’ose pas. Il ramasse le paquet de sacs en papier et le met sur son épaule. Il est maigre mais de longues années de dur travail l’ont rendu fort.
— Charlie ! Charlie !… Gros ballot de Charlie !
Des gosses tournent autour de lui en riant et en le taquinant comme des petits chiens qui essaieraient de lui mordre les talons. Charlie leur sourit. Il voudrait bien poser son paquet et jouer à des jeux avec eux, mais quand il y pense, il a des frissons dans le dos et il se souvient comment les plus grands lui lancent des choses.
En revenant à la boulangerie, il voit quelques-uns des garçons à la porte d’un couloir sombre.
— Hé, regarde, voilà Charlie !
— Hé, Charlie, qu’est-ce que tu portes là ? Tu veux faire une partie de dés ?
— Viens donc, on te fera pas mal.
Mais la porte, le couloir sombre et les rires ont quelque chose qui lui donne encore des frissons dans le dos. Il essaie de savoir pourquoi mais tout ce qu’il se rappelle c’est la saleté de ses vêtements souillés. Et l’oncle Herman qui a crié quand il est revenu à la maison tout couvert d’ordures et qui s’est précipité dehors un marteau à la main à la recherche des garçons qui lui avaient fait cela. Charlie recule devant les garçons qui rient dans le couloir, fait tomber son paquet. Il le ramasse et court tout le reste du chemin jusqu’à la boulangerie.
— Pourquoi as-tu mis si longtemps, Charlie ? crie Gimpy du fond du magasin.
Charlie passe les portes battantes de l’arrière-boutique et pose le paquet sur l’un des plateaux. Il s’adosse au mur en plongeant ses mains dans ses poches. Il voudrait bien avoir sa toupie.
Il aime bien être là dans le fournil où le sol est blanc de farine, plus blanc que les murs et le plafond noircis de suie. Les semelles épaisses de ses galoches sont encroûtées de blanc, et il y a du blanc dans les coutures et dans les œillets des lacets et sous ses ongles et dans la peau gercée de ses mains.
Il est bien là – accroupi contre le mur – adossé de telle manière que sa casquette retombe en avant sur ses yeux. Il aime l’odeur de farine, de pâte molle, mêlée à celle du pain et des gâteaux et des petits pains qui cuisent. La chaleur du four l’endort.
Bien… chaleur… dort.
Soudain il tombe, se retient et sa tête heurte le mur. Quelqu’un lui a fait un croche-pied.
C’est tout ce que je peux me rappeler. Je peux voir tout cela très nettement mais je ne sais pas pourquoi c’est arrivé. C’est comme quand j’allais au cinéma. La première fois je ne comprenais jamais parce que cela allait trop vite mais après avoir vu le film trois ou quatre fois je finissais par comprendre ce qui se disait. Il faut que je questionne le Dr Strauss là-dessus.
14 avril. Le Dr Strauss dit que la chose importante est de se rappeler des souvenirs comme celui qui m’est venu hier et de les écrire. Ensuite, quand je vais à son cabinet, nous pouvons en parler.
Le docteur est un psychiatre et neurologue. Je ne le savais pas. Je pensais qu’il n’était qu’un simple médecin mais lorsque je suis allé le voir ce matin, il m’a expliqué combien il était important pour moi d’apprendre à me connaître de façon à comprendre mes problèmes. J’ai dit que je n’avais pas de problèmes.
Il a ri, puis il s’est levé de sa chaise et est allé à la fenêtre :
— Plus tu deviendras intelligent, plus tu auras de problèmes, Charlie. Ta croissance mentale va dépasser ta croissance émotionnelle. Et je crois qu’à mesure que tu progresseras, tu découvriras beaucoup de choses dont tu voudras me parler. Je veux simplement que tu te souviennes que c’est ici que tu dois venir quand tu as besoin que l’on t’aide.
Je ne sais pas encore ce que tout cela signifie mais il a dit que même si je ne comprends pas mes rêves ou mes souvenirs, ou pourquoi ils me viennent, plus tard, à un certain moment, tout cela se mettra en ordre et que j’en saurai davantage sur moi-même. Il a dit que l’important c’est de trouver ce que disent les gens dans mes souvenirs. Il s’agit toujours de moi quand j’étais enfant, et il faut que je me rappelle ce qui est arrivé.
Je ne savais rien de tout cela avant. C’est comme si, en devenant suffisamment intelligent, j’allais comprendre tous les mots que j’ai dans la tête et que je saurais tout sur ces garçons dans le couloir et sur mon oncle Herman et mes parents. Mais ce qu’il veut dire c’est que cela va me peiner et que je pourrais en avoir le cerveau malade.
Il faut donc que je vienne le voir deux fois par semaine maintenant pour parler de ce qui me tourmente. Nous nous asseyons simplement et je parle et le Dr Strauss écoute. Cela s’appelle psychothérapie, et cela signifie parler de ces choses pour qu’après je me sente mieux. Je lui ai dit que l’une des choses qui me tourmentent, c’est au sujet des femmes. Ainsi d’avoir dansé avec cette Ellen qui m’avait tellement excité. Nous en avons donc parlé et j’ai eu une drôle de sensation pendant que j’en parlais, une sueur froide, et un bourdonnement dans ma tête et j’ai cru que j’allais vomir. Peut-être parce que j’ai toujours pensé que c’était sale et mauvais d’en parler. Mais le Dr Strauss dit que ce qui m’est arrivé après, dans le lit, est une chose naturelle qui arrive aux garçons.
Même si je deviens intelligent et que j’apprends un tas de choses nouvelles, il croit donc que je suis encore un petit garçon au sujet des femmes. C’est déconcertant, mais je vais me mettre à tout découvrir de ma vie.
15 avril. Je lis beaucoup en ce moment et presque tout me reste dans la tête. En plus de l’histoire et de la géographie et de l’arithmétique, Miss Kinnian dit que je devrais commencer à apprendre des langues étrangères. Le Pr Nemur m’a donné d’autres bandes magnétiques à faire passer quand je dors. Je ne sais toujours pas comment fonctionne l’esprit conscient et inconscient, mais le Dr Strauss dit de ne pas m’en préoccuper encore. Il m’a fait promettre, quand j’arriverai à des études du niveau du collège dans quelques semaines, de ne pas lire de livres de psychologie – jusqu’à ce qu’il m’en donne la permission. Il dit que cela m’embrouillera et me fera penser en fonction de théories psychologiques au lieu de suivre mes propres idées et mes propres sentiments. Mais je peux très bien lire des romans. Cette semaine j’ai lu Gatsby le Magnifique, de Scott Fitzgerald, et Une tragédie américaine, de Theodor Dreiser. Je n’avais jamais eu l’idée que des hommes et des femmes agissent ainsi.
16 avril. Je me sens beaucoup mieux aujourd’hui mais je suis encore en colère à la pensée que les gens ont toujours ri de moi et se sont toujours moqués de moi. Lorsque je serai devenu aussi intelligent que le dit le Pr Nemur, avec un Q.I. qui sera plus du double du Q.I. 70 qui est le mien, peut-être qu’alors les gens m’aimeront et seront mes amis.
Je ne sais pas exactement ce qu’est un Q.I. Le Pr Nemur dit que c’est quelque chose qui mesure l’intelligence que l’on a – comme une balance au magasin mesure combien pèse une chose en kilos. Mais le Dr Strauss a eu une grosse discussion avec lui et a dit qu’un Q.I. ne pèse pas du tout l’intelligence. Il dit qu’un Q.I. indique jusqu’où peut aller votre intelligence comme les chiffres sur un verre à mesurer. Encore faut-il emplir le verre avec quelque chose.
Quand j’ai interrogé Burt Seldon qui me fait passer mes tests d’intelligence et qui travaille avec Algernon, il a dit qu’il y a des gens qui diraient que Nemur et Strauss sont dans l’erreur, et que, d’après ce qu’il a lu sur le sujet le Q.I. mesure un tas de choses différentes y compris certaines des choses que vous avez déjà apprises et que ce n’est vraiment pas du tout une bonne mesure de l’intelligence.
Je ne sais donc toujours pas ce qu’est un Q.I. et tout le monde en donne une définition différente. Le mien est d’environ 100 actuellement et il va bientôt dépasser 150 mais il faut encore qu’ils m’emplissent avec quelque chose, comme le verre à mesurer. Je n’ai rien voulu dire mais je ne vois pas, s’ils ne savent pas ce que c’est ni où c’est, comment ils peuvent savoir combien on en a.
Le Pr Nemur dit que je dois passer un test de Rorschach après demain. Je me demande ce que c’est.
17 avril. J’ai eu un cauchemar la nuit dernière et, ce matin après m’être éveillé, je me suis livré à des associations d’idées comme le Dr Strauss me l’a demandé quand je me souviens de mes rêves. Je pense à mon rêve et je laisse simplement mon esprit errer librement jusqu’à ce que d’autres pensées me viennent. Je continue à faire cela jusqu’à ce que j’aie la tête vide. Le Dr Strauss dit que cela signifie que j’ai atteint un point où mon subconscient tente de bloquer mon conscient pour l’empêcher de se rappeler. C’est un mur entre le présent et le passé. Parfois le mur résiste et parfois il s’effondre et je peux me souvenir de ce qui est derrière lui.
Comme ce matin.
J’avais rêvé de Miss Kinnian lisant mes comptes rendus. Dans mon rêve, je m’assieds pour écrire mais je ne peux plus écrire ni lire. J’ai tout oublié. J’ai peur et je demande à Gimpy à la boulangerie d’écrire pour moi. Mais lorsque Miss Kinnian lit le compte rendu, elle se fâche et déchire les pages parce que des obscénités y sont écrites.
Quand je reviens à la maison, le Pr Nemur et le Dr Strauss sont là qui m’attendent et ils me donnent une correction pour avoir écrit des obscénités dans mon compte rendu. Lorsqu’ils s’en vont, je ramasse les pages déchirées mais elles se transforment en papier dentelle comme des cartes de la Saint Valentin[1], avec plein de sang dessus.
C’était un rêve horrible mais je me suis levé et je l’ai écrit tout entier puis j’ai pratiqué l’association libre d’idées.
Boulangerie… le pain qui cuit… la fontaine à thé… quelqu’un qui me donne un coup de pied… je tombe… du sang partout… j’écris… un gros crayon sur une carte de la Saint Valentin, rouge… un petit cœur doré… un médaillon… une chaîne… tout est couvert de sang… et il se moque de moi…
La chaîne est celle d’un médaillon… il tournoie… lance des éclats de soleil dans mes yeux. Et je le regarde tournoyer… je regarde la chaîne… toute mélangée et tordue qui tournoie… et une petite fille qui me regarde.
Elle s’appelle Miss Kin… je veux dire Harriet.
Harriet… Harriet… Nous aimons tous Harriet.
Et puis plus rien. De nouveau un blanc.
Miss Kinnian qui lit mes comptes rendus par-dessus mon épaule.
Ensuite, nous sommes au cours d’adultes retardés et elle lit par-dessus mon épaule tandis que j’écris mes compositions.
Le cours devient l’école primaire 13, j’ai onze ans et Miss Kinnian a onze ans aussi, mais maintenant elle n’est plus Miss Kinnian. Elle est une petite fille avec des fossettes et de longs cheveux bouclés et elle s’appelle Harriet. Nous aimons tous Harriet. Et c’est la Saint Valentin.
Je me rappelle…
Je me rappelle ce qui est arrivé à l’école primaire 13 et pourquoi ils ont dû me changer d’école et m’envoyer à l’école primaire 222. À cause de Harriet.
Je vois Charlie – il a onze ans. Il a un petit médaillon doré qu’un jour il a trouvé dans la rue. Le médaillon n’a pas de chaîne, mais il est attaché à un fil, il aime le faire tournoyer pour qu’il torde le fil, et il le regarde se détordre en lui envoyant des éclats de soleil dans les yeux.
Quelquefois, quand les gosses jouent à la balle, ils le laissent jouer au milieu et il essaie de saisir la balle avant que l’un d’eux l’attrape. Il aime être au centre – même s’il n’attrape jamais la balle – une fois, Hymie Roth avait lâché la balle et il l’a ramassée, mais les autres n’ont pas voulu le laisser la lancer et il a dû retourner au milieu.
Quand Harriet passe, les garçons s’arrêtent de jouer et la regardent. Tous les garçons sont amoureux de Harriet. Lorsqu’elle secoue la tête, ses boucles dansent et elle a des fossettes. Charlie ne sait pas pourquoi ils font tant d’histoires pour une fille et pourquoi ils veulent toujours aller lui parler (lui, il préfère jouer à la balle ou au football avec une boîte de conserve ou à un autre jeu plutôt que de parler à une fille), mais tous les garçons sont amoureux de Harriet, alors lui aussi il est amoureux de Harriet.
Elle ne le taquine jamais comme les autres gosses, et il fait des tours pour elle. Il marche sur les tables quand la maîtresse n’est pas là. Il jette les chiffons à effacer par la fenêtre, gribouille partout sur le tableau noir et sur les murs. Et Harriet pouffe et s’exclame :
— Oh ! regardez Charlie ! Ce qu’il est rigolo ! Oh ! ce qu’il est bête !
C’est la Saint-Valentin, les garçons parlent des jolies cartes qu’ils vont donner à Harriet, et Charlie dit :
— Moi aussi je vais donner une jolie carte à Harriet.
Ils s’esclaffent et Barry dit :
— Où la prendras-tu, ta carte ?
— J’en trouverai une belle pour elle. Vous verrez.
Mais il n’a pas d’argent pour acheter une carte alors il décide de donner à Harriet son médaillon qui est en forme de cœur comme les cartes de la Saint-Valentin à la devanture des magasins. Ce soir-là, il prend du papier de soie dans le tiroir de sa mère, et il lui faut longtemps pour faire un joli paquet et l’attacher avec un ruban rouge. Puis il le montre à Hymie Roth, le lendemain à l’heure du déjeuner à l’école et demande à Hymie d’écrire pour lui sur le papier.
Il dit à Hymie d’écrire :
« Chère Harriet. Je pense que tu es la plus jolie fille du monde. Je t’aime beaucoup beaucoup, et je voudrais que tu sois ma Valentine.
Ton ami, Charlie Gordon. »
Hymie écrit soigneusement en grosses lettres d’imprimerie sur le papier en riant tout le temps et il dit à Charlie :
— Ben, mon vieux, ça va lui en faire sortir les yeux de la tête. Attends qu’elle voie ça.
Charlie n’est pas rassuré, mais il veut donner ce médaillon à Harriet, il la suit en quittant l’école et il attend qu’elle soit entrée dans sa maison. Puis il se glisse dans le hall et accroche le paquet à la poignée de la porte, à l’intérieur. Il sonne deux fois et court de l’autre côté de la rue se cacher derrière un arbre.
Quand Harriet vient ouvrir, elle regarde dehors pour voir qui a sonné. Puis elle voit le paquet. Elle le prend et rentre. Charlie retourne à la maison et reçoit une fessée parce qu’il a pris le papier de soie et le ruban dans le tiroir de sa mère, sans le dire. Mais cela lui est égal. Demain, Harriet portera le médaillon et dira à tous les garçons que c’est lui qui le lui a donné. Alors ils verront.
Le lendemain, il court jusqu’à l’école, mais c’est trop tôt. Harriet n’est pas encore là et il est tout énervé.
Mais quand Harriet arrive, elle ne le regarde même pas. Elle ne porte pas le médaillon. Et elle a l’air fâché.
Il fait toutes sortes de choses pendant que Mrs Janson ne surveille pas : il fait des grimaces comiques. Il rit fort. Il monte sur son banc et agite son derrière. Il lance même un morceau de craie à Harold. Mais Harriet ne le regarde pas une seule fois. Peut-être a-t-elle oublié le médaillon. Peut-être le portera-t-elle demain. Elle passe près de lui dans le couloir mais quand il s’approche pour l’interroger, elle le repousse sans dire un mot.
En bas, dans la cour de l’école, les deux grands frères de Harriet attendent Charlie.
Gus le pousse :
— Petit saligaud, c’est toi qui as écrit des saletés à ma petite sœur ?
Charlie répond qu’il n’a pas écrit des saletés :
— Je lui ai simplement souhaité la Saint-Valentin.
Oscar, qui faisait partie de l’équipe de football avant de quitter l’école secondaire, attrape Charlie par sa chemise en arrachant deux boutons :
— N’approche plus de ma petite sœur, espèce de dégénéré. On se demande même pourquoi tu es dans cette école.
Il pousse Charlie vers Gus qui le saisit à la gorge. Charlie prend peur et commence à pleurer.
Alors ils se mettent à le frapper. Oscar lui envoie un coup de poing dans la figure, Gus le jette à terre et lui donne un coup de pied dans les côtes, puis tous deux lui donnent des coups de pied et quelques-uns des gosses dans la cour – les amis de Charlie – arrivent en criant et en battant des mains :
— Venez voir ! Venez voir ! Ils flanquent une volée à Charlie !
Ses vêtements sont déchirés, il saigne du nez, il a une dent cassée et, après que Gus et Oscar sont partis, il s’assied sur le trottoir et pleure. Le sang a un goût amer. Les autres gosses rient et crient : « Charlie s’est fait flanquer une volée ! Charlie s’est fait flanquer une volée ! » Et Mr Wagner, l’un des employés de l’école, arrive et les chasse. Il emmène Charlie dans les lavabos et lui dit de laver le sang et la saleté qu’il a sur les mains et la figure, avant de rentrer à la maison…
Je crois que j’étais assez bête pour croire tout ce que les gens me disaient. Je n’aurais pas dû faire confiance à Hymie ni à personne.
Je ne me souvenais pas de tout cela jusqu’à aujourd’hui, mais cela m’est revenu après que j’ai pensé à mon rêve. Cela a sans doute un rapport avec ce que je ressens au sujet de Miss Kinnian en train de lire mes comptes rendus. En tous cas, je suis content de n’avoir plus à demander à quelqu’un d’écrire pour moi. Maintenant, je peux le faire moi-même.
Mais je viens de me rendre compte de quelque chose : Harriet ne m’a jamais rendu mon médaillon.
18 avril J’ai découvert ce qu’est un test de Rorschach. C’est le test avec les taches d’encre. Celui que j’ai passé avant l’opération. Dès que j’ai vu ce que c’était, j’ai eu peur. Je savais que Burt allait me demander de trouver les images, et je savais que je ne le pourrais pas. Je pensais : si seulement il y avait un moyen de savoir quel genre d’images y sont cachées. Peut-être n’était-ce pas du tout des images. Peut-être n’était-ce qu’un truc pour voir si j’étais assez bête pour chercher quelque chose qui n’est pas là. Rien que d’y penser, cela me mettait en colère contre Burt.
— Voyons, Charlie, a-t-il dit, tu as déjà vu ces cartes, tu te rappelles ?
— Bien sûr, je me rappelle.
À la manière dont je l’ai dit, il a deviné que j’étais en colère et il m’a regardé, surpris.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, Charlie ?
— Non, il n’y a rien. Ce sont ces taches qui m’impressionnent.
Il a souri en hochant la tête :
— Il n’y a pas de quoi. Ce n’est que l’un des tests classiques de personnalité. Maintenant, je voudrais que tu regardes cette carte. Qu’est-ce que tu y vois ? Les gens voient toutes sortes de choses dans ces taches d’encre. Dis-moi à quoi elles peuvent ressembler pour toi – ce à quoi elles te font penser ?
Cela m’a donné un coup. J’ai regardé la carte, puis je l’ai regardé lui. Ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais :
— Vous voulez dire qu’il n’y a pas d’images cachées dans ces taches d’encre ?
Burt a plissé le front et a enlevé ses lunettes.
— Quoi ?
— Des images ! Cachées dans les taches d’encre ! L’autre fois, vous m’avez dit que tout le monde pouvait les voir et vous vouliez que je les découvre, moi aussi.
— Non, Charlie, je ne peux pas avoir dit cela.
— Qu’est-ce que cela signifie ? lui ai-je demandé en criant. (D’avoir tellement peur de ces taches d’encre m’avait mis en colère contre moi et contre Burt aussi.) C’est ce que vous m’avez dit. Que vous soyez assez intelligent pour aller au collège ne vous donne pas le droit de vous moquer de moi. J’en ai assez, je suis fatigué de voir tout le monde se moquer de moi.
Je ne me souviens pas avoir jamais été aussi en colère. Je ne pense pas que c’était contre Burt lui-même, mais j’ai soudain explosé. J’ai jeté les cartes du Rorschach sur la table et je suis sorti. Le Pr Nemur était dans le couloir et quand il m’a vu passer près de lui en courant sans le saluer, il a senti que quelque chose n’allait pas. Il m’a attrapé avec Burt au moment où j’allais prendre l’ascenseur.
— Charlie, a dit Nemur en me saisissant le bras. Attends une minute. Qu’est-ce qui se passe ?
J’ai dégagé mon bras et j’ai montré Burt de la tête.
— J’en ai assez et je suis fatigué de voir que les gens se moquent sans arrêt de moi. C’est tout. Peut-être que je ne m’en rendais pas compte avant mais, maintenant, je le sais et cela ne me plaît pas.
— Personne ne se moque de toi ici, Charlie, a dit Nemur.
— Et ces taches d’encre ? L’autre fois, Burt m’a dit qu’il y avait des images dans l’encre – que tout le monde pouvait voir et que je…
— Voyons, Charlie, veux-tu écouter les paroles exactes que Burt t’a dites, et tes réponses aussi ? Nous avons une bande magnétique de cette séance de tests. Nous pouvons te la faire passer et tu entendras exactement ce qui a été dit.
Je suis revenu avec eux au bureau de psycho, avec des sentiments mêlés. J’étais certain qu’ils s’étaient amusés de moi et qu’ils m’avaient joué un tour alors que j’étais trop ignorant pour m’en rendre compte. Ma colère était une sensation enivrante et je ne voulais pas y renoncer. J’étais prêt à me battre.
Pendant que Nemur cherchait la bande magnétique dans les classeurs, Burt expliqua :
— L’autre fois, je me suis servi presque exactement des mêmes mots qu’aujourd’hui. C’est une condition indispensable de ces tests que la procédure soit la même chaque fois qu’on les fait passer.
— Je le croirai quand je l’entendrai.
Ils échangèrent un regard. Je sentis le sang me monter de nouveau au visage. Ils se moquaient de moi. Mais je me suis alors rendu compte de ce que je venais de dire et en m’écoutant, j’ai compris la raison de ce regard. Ils ne se moquaient pas. Ils sentaient ce qui se passait en moi. J’avais franchi un nouveau stade, et la colère et les soupçons étaient mes premières réactions au monde qui m’entourait.
La voix de Burt retentit dans le magnétophone :
« Je voudrais que tu regardes cette carte, Charlie. Qu’est-ce que tu y vois ? Les gens voient des tas de choses dans ces taches d’encre. Dis-moi à quoi elles te font penser… »
Les mêmes mots, presque le même ton de voix qu’il a employés il y a quelques minutes dans le labo. Et puis, j’ai entendu mes réponses – enfantines, incroyables. Et je me suis effondré dans le fauteuil près du bureau du Pr Nemur :
— Est-ce que c’était bien moi ?
Je suis retourné au labo avec Burt et nous avons repris le Rorschach. Nous avons examiné les cartes lentement. Cette fois, mes réponses étaient différentes. Je « voyais » des choses dans les taches d’encre. Une paire de chauves-souris qui s’agrippaient l’une à l’autre. Deux hommes qui faisaient de l’escrime à l’épée. J’imaginais toutes sortes de choses. Mais même ainsi, je sentis que je ne faisais plus totalement confiance à Burt. Je continuais de tourner et retourner les cartes et de regarder derrière pour voir s’il n’y avait rien là que je sois susceptible de découvrir.
Je jetai un coup d’œil pendant qu’il écrivait ses notes, mais elles étaient toutes en code – ce qui donnait à peu près ceci :
WF × ADdF — Ad orig. WF — A SF × obj.
Le test n’a toujours pas de sens. Il me semble que n’importe qui peut raconter des mensonges à propos d’images qu’il n’a pas vraiment vues. Comment pourraient-ils savoir que je ne me moque pas d’eux en disant des choses que je n’ai pas vraiment imaginées ?
Peut-être comprendrai-je quand le Dr Strauss me laissera lire des livres de psychologie. Cela me devient beaucoup plus difficile d’écrire toutes mes pensées et tous mes sentiments parce que je sais que des gens les lisent. Peut-être serait-ce mieux si je pouvais garder quelques-uns de ces comptes rendus pour moi pendant un moment. Je vais demander au Dr Strauss pourquoi cela commence subitement à me troubler.
Compte rendu N° 10
21 avril. J’ai trouvé une nouvelle façon de régler les pétrins mécaniques à la boulangerie pour accélérer la production. Mr Donner dit que cela lui fera économiser sur les frais salariaux et augmenter les bénéfices. Il m’a donné une prime de 50 dollars et 10 dollars d’augmentation par semaine.
Je voulais inviter Joe Carp et Frank Reilly à déjeuner pour fêter cela, mais Joe avait des choses à acheter pour sa femme et Frank devait déjeuner avec son cousin. Je pense qu’il leur faudra du temps pour s’accoutumer aux changements qui se produisent en moi.
Tout le monde semble avoir un peu peur de moi. Quand je suis allé voir Gimpy et que je lui ai tapé sur l’épaule pour lui demander quelque chose, il a sursauté et a renversé toute sa tasse de café sur lui. Il me regarde avec de grands yeux quand il croit que je ne le vois pas. Personne à la boulangerie ne me parle plus ni ne plaisante autour de moi comme auparavant. Cela rend mon travail quelque peu solitaire.
En y réfléchissant, cela me fait penser au jour où je m’étais endormi debout, et où Frank m’a fait un croc-en-jambe. La douce odeur chaude, les murs blancs, le ronflement du four quand Frank ouvre la porte pour changer les pains de place.
Soudain, je tombe… je me retiens… le sol manque sous moi et ma tête frappe contre le mur.
C’est moi et c’est pourtant comme si quelqu’un d’autre était là à terre, un autre Charlie. Il n’y comprend rien… il se frotte la tête… il lève des yeux ronds sur Frank, grand et mince, puis sur Gimpy qui est tout près, massif, poilu, le visage gris avec de gros sourcils qui cachent presque ses yeux bleus.
— Laisse le gosse tranquille, dit Gimpy. Pourquoi, bon Dieu, faut-il que tu t’en prennes toujours à lui, Frank ?
— Bah ! fait Frank en riant. Cela ne lui fait pas de, mal. Et il ne se rend compte de rien, n’est-ce pas, Charlie ?
Charlie se frotte la tête et se fait tout petit. Il ne sait pas ce qu’il a fait pour mériter cette punition, mais il y a toujours le risque qu’elle ne s’arrête pas là.
— Mais toi, tu te rends compte, dit Gimpy qui s’approche en claudiquant à cause de sa chaussure orthopédique, alors pourquoi diable t’en prends-tu toujours à lui ?
Ils s’asseyent tous deux à la longue table, le grand Frank et le lourd Gimpy, et ils roulent les petits pains qui doivent être cuits pour la fournée du soir.
Ils travaillent un moment en silence, puis Frank s’arrête, repousse sa toque blanche en arrière :
— Hé, Gimpy, tu crois que Charlie pourrait apprendre à faire des petits pains ?
Gimpy s’appuie d’un coude à la table de travail :
— Pourquoi est-ce que tu ne le laisses pas tranquille ?
— Mais non, je dis ça sérieusement, Gimpy. Je parie qu’il pourrait apprendre quelque chose d’aussi simple que de faire des petits pains.
Cette idée semble plaire à Gimpy qui se retourne pour regarder Charlie :
— C’est peut-être une idée que tu as là. Hé, Charlie, viens ici une minute.
Comme il le fait généralement quand les gens parlent de lui, Charlie a baissé la tête et regarde ses lacets de souliers. Il sait comment les lacer et les nouer. Il pourrait faire des petits pains. Il pourrait apprendre à battre, rouler, tordre et modeler la pâte pour en faire des petits pains.
Frank le considère avec incertitude :
— Peut-être que nous ne devrions pas, Gimpy. Ce n’est peut-être pas bien. Si un innocent est incapable d’apprendre, peut-être ne devons-nous pas essayer.
— Laisse-moi faire, dit Gimpy qui s’est maintenant emparé de l’idée de Frank. Je pense qu’il peut, peut-être, apprendre. Écoute, Charlie. Veux-tu apprendre quelque chose ? Veux-tu que je t’apprenne à faire des petits pains comme nous le faisons, Frank et moi ?
Charlie le regarde avec de grands yeux, son sourire s’efface de son visage. Il comprend ce que veut Gimpy et il se sent coincé. Il veut faire plaisir à Gimpy, mais il y a quelque chose dans le mot apprendre, quelque chose qui lui rappelle de sévères punitions ; il ne se souvient pas quoi – seulement une main blanche et maigre, levée, qui le frappe pour lui faire apprendre quelque chose qu’il ne peut comprendre.
Charlie recule, mais Gimpy lui prend le bras :
— Hé petit, n’aie pas peur. Nous n’allons pas te faire de mal. Regarde-le qui tremble comme s’il allait tomber en petits morceaux. Regarde Charlie, voilà une jolie pièce porte-bonheur toute neuve pour que tu joues avec.
Il ouvre la main et lui montre une chaînette avec une médaille ronde en laiton brillant où on lit la marque d’un produit à faire les cuivres. Il tient la chaînette par le bout et la médaille luisante en métal doré tourne lentement, et reflète la lumière des tubes fluorescents. La médaille a un éclat qui rappelle à Charlie il ne sait trop quoi.
Il ne tend pas la main pour la prendre. Il sait qu’on est puni si l’on tend la main pour prendre les choses des autres. Si quelqu’un vous le met dans la main, c’est très bien. Mais autrement, c’est mal. Lorsqu’il voit que Gimpy lui offre la médaille, il hoche la tête et sourit de nouveau.
— Cela, il le comprend, dit Frank en riant. Quand on lui donne quelque chose qui brille. (Frank, qui a laissé Gimpy conduire l’expérience, se penche en avant, très excité). Peut-être que s’il a terriblement envie de cette babiole et que tu lui dises qu’il l’aura s’il apprend à faire des petits pains avec la pâte… peut-être que cela marchera.
Pendant qu’ils apprennent à Charlie comment s’y prendre, d’autres ouvriers boulangers viennent se rassembler autour de la table. Frank les oblige à s’écarter un peu et Gimpy détache un morceau de pâte pour que Charlie s’exerce. Parmi les spectateurs, il est question de parier sur les chances de Charlie d’apprendre ou de ne pas apprendre à faire des petits pains.
— Regarde-nous, dit Gimpy en posant la médaille à côté de lui sur la table pour que Charlie la voit bien. Regarde et fais tout ce que nous faisons. Si tu apprends à faire des petits pains, tu auras cette jolie pièce porte-bonheur toute neuve.
Charlie se tasse sur son tabouret et regarde avec attention Gimpy prendre le couteau et couper une tranche de pâte. Il suit chaque mouvement quand Gimpy roule la pâte pour en faire un long rouleau, la brise et la tord en rond, en arrêtant de temps en temps pour la saupoudrer de farine.
— Regarde-moi, maintenant, dit Frank.
Et il refait ce qu’a fait Gimpy. Charlie s’embrouille. Il y a des différences, Gimpy écarte les coudes quand il roule la pâte, comme des ailes, alors que Frank tient ses coudes contre lui. Gimpy garde les pouces réunis aux autres doigts quand il travaille la pâte, mais Frank la travaille avec le plat des paumes, les pouces en l’air, séparés des autres doigts.
S’inquiéter de ces détails empêche littéralement Charlie de bouger quand Gimpy lui dit :
— Vas-y, essaie.
Charlie secoue la tête.
— Écoute, Charlie, je vais te le refaire lentement. Regarde bien tout ce que je fais et fais chaque chose en même temps que moi. Compris ? Mais essaie de te souvenir de façon à pouvoir refaire l’opération tout seul. Maintenant, vas-y… comme cela.
Charlie fronce les sourcils en regardant Gimpy détacher un morceau de pâte et le rouler en boule. Il hésite, puis il prend le couteau, coupe une tranche de pâte et la pose au milieu de la table. Lentement, en gardant les coudes écartés exactement comme le fait Gimpy, il la roule en boule.
Il regarde ses mains et celles de Gimpy, et il fait attention à garder ses doigts exactement dans la même position, les pouces contre les autres doigts – légèrement arrondis. Il faut qu’il le fasse bien, comme Gimpy lui demande de le faire. De vagues échos en lui, lui disent : « Fais-le bien et ils t’aimeront bien. » Et il désire que Gimpy et Frank l’aiment bien.
Lorsque Gimpy a fini de faire une boule de sa pâte, il se redresse et Charlie en fait autant :
— Hé, c’est formidable. Regarde, Frank, il en a fait une boule.
Frank hoche la tête et sourit. Charlie pousse un soupir et tout son être tremble de tension croissante. Il n’est pas habitué à ces rares moments de succès.
— Bon, dit Gimpy, maintenant on fait un petit pain.
Gauchement, mais soigneusement, Charlie suit tous les gestes de Gimpy. De temps en temps, une crispation de sa main ou de son bras gâche ce qu’il fait, mais au bout d’un court moment, il devient capable de détacher un morceau de la pâte et d’en façonner un petit pain. En travaillant près de Gimpy, il fait six petits pains, et après les avoir saupoudrés de farine, il les place soigneusement près de ceux de Gimpy sur la grande plaque couverte de farine.
— Très bien, Charlie, dit Gimpy, le visage sérieux, maintenant fais-nous voir comment tu fais tout seul. Rappelle-toi tout ce que tu as fait depuis le commencement, allez vas-y.
Charlie contemple fixement la grosse masse de pâte et le couteau que Gimpy lui a mis dans la main. Et de nouveau la panique s’empare de lui. Qu’a-t-il fait en premier ? Comment tenait-il sa main ? Ses doigts ?
Dans quel sens a-t-il roulé la pâte ?… Mille idées confuses jaillissent en même temps dans son esprit et il reste là avec un vague sourire. Il veut le faire, pour que Frank et Gimpy soient contents et qu’ils l’aiment bien, et pour avoir la jolie pièce porte-bonheur que Gimpy lui a promise. Il tourne et retourne la lourde masse de pâte lisse sur la table mais il ne peut se décider à commencer. Il ne peut pas la couper parce qu’il sait qu’il échouera et il a peur.
— Il a déjà oublié, dit Frank. Cela ne lui est pas resté dans la tête.
Lui voudrait continuer. Il fronce les sourcils et s’efforce de se rappeler. On coupe d’abord un morceau de pâte. Puis on le roule en boule. Mais comment en fait-on un petit pain comme ceux qui sont sur la plaque ? Cela c’est autre chose. Qu’on lui laisse le temps et il se rappellera. Aussitôt que ce brouillard aura disparu, il se rappellera. Encore quelques secondes et cela y sera. Il veut s’accrocher à ce qu’il a appris… juste un court instant. Il le veut tellement.
— Ça va, Charlie, soupire Gimpy, en lui retirant le couteau de la main. C’est très bien. Ne te fais pas de soucis. De toute façon, ce n’est pas ton travail.
Dans une minute, il se rappellera. Si seulement ils ne le bousculaient pas tant. Pourquoi faut-il que tout le monde soit si pressé ?
— Va, Charlie. Va t’asseoir et regarde ton petit journal de bandes dessinées. Il faut qu’on se remette au travail.
Charlie hoche la tête et sourit ; il sort son petit journal de sa poche de derrière. Il le plie et le met sur sa tête comme un chapeau. Frank rit et Gimpy, finalement, sourit.
— Va, espèce de grand bébé, grogne Gimpy. Va t’asseoir là-bas jusqu’à ce que Mr Donner ait besoin de toi.
Charlie lui sourit et retourne vers les sacs de farine dans le coin près des pétrins mécaniques. Il aime s’y adosser lorsqu’il est assis en tailleur sur le sol et qu’il regarde les images dans son petit journal de bandes dessinées. Quand il se met à tourner les pages, il se sent une envie de pleurer mais il ne sait pas pourquoi. Qu’est-ce qu’il y a qui le rend triste ? Le brouillard passe et s’en va. Maintenant, il pense au plaisir de regarder les images aux vives couleurs du petit journal, qu’il a regardées trente, cinquante fois. Il connaît tous les personnages des bandes dessinées. Il a demandé et redemandé leurs noms, à peu près à tous ceux qu’il rencontre, et il comprend que les formes bizarres de lettres et de mots qui sont dans les ballons blancs au-dessus des personnages indiquent qu’ils disent quelque chose. Apprendra-t-il jamais à lire ce qui est dans les ballons ? Si on lui donnait assez de temps, si on ne le bousculait pas tant… il apprendrait. Mais personne n’a le temps.
Charlie relève les genoux et ouvre le petit journal à la page où Batman et Robin grimpent à une corde le long d’une grande maison. Un jour, décide-t-il, il saura lire. Et alors, alors, il pourra lire l’histoire. Il sent une main qui se pose sur son épaule, il lève les yeux. C’est Gimpy qui tient la médaille brillante par sa chaînette, et la laisse tournoyer pour qu’elle reflète la lumière.
— Tiens, dit-il de sa grosse voix, en la laissant tomber sur les genoux de Charlie.
Et il s’en va en clopinant…
Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais c’était un geste très gentil de sa part. Pourquoi l’a-t-il fait ? En tout cas, c’est ce dont je me souviens de cette époque, plus nettement et plus complètement que de tout ce que j’aie jamais pu ressentir auparavant. Comme quand on regarde par la fenêtre de la cuisine très tôt le matin, alors que la lumière de l’aube est encore grise. J’ai fait beaucoup de chemin depuis lors et je le dois au Dr Strauss et au Pr Nemur et à tous les autres ici au Collège Beekman. Mais que doivent penser Frank et Gimpy en voyant combien j’ai changé ?
22 avril Les gens ont changé à la boulangerie. Ils ne feignent pas simplement de m’ignorer. Je sens leur hostilité. Mr Donner fait le nécessaire pour que j’adhère au syndicat des boulangers et j’ai eu une autre augmentation. Ce qui est le pire, c’est que j’ai perdu tout plaisir parce que les autres ont du ressentiment contre moi. D’une certaine manière, je ne peux pas les en blâmer. Ils ne comprennent pas ce qui m’est arrivé et je ne peux pas le leur dire. Les gens ne sont pas fiers de moi comme je l’espérais. Pas du tout.
Pourtant, il faut que j’aie quelqu’un à qui parler. Je vais demander à Miss Kinnian de venir au cinéma demain soir pour fêter mon augmentation. Si je réussis à en avoir le courage.
24 avril Le Pr Nemur est finalement d’accord avec le Dr Strauss et moi que cela me sera impossible de tout noter si je sais que c’est lu immédiatement par des gens du labo. J’ai essayé d’être entièrement franc sur tout, quel que fût le sujet abordé, mais il y a des choses que je ne peux écrire, sauf si j’ai le droit de les garder pour moi – au moins pendant un temps.
Maintenant, j’ai la permission de conserver pour moi certains des plus intimes de ces comptes rendus, mais avant son rapport final à la Fondation Welberg, le professeur lira absolument tout, afin de choisir ce qui sera publié.
Ce qui est arrivé aujourd’hui au labo m’a beaucoup troublé.
Je suis passé un peu plus tôt au bureau ce soir pour demander au Dr Strauss ou au Pr Nemur s’ils ne voyaient pas d’inconvénient à ce que j’invite Alice Kinnian à aller au cinéma, mais avant que j’aie frappé, je les ai entendus discuter entre eux. Je n’aurais pas dû rester mais c’est difficile pour moi de perdre l’habitude d’écouter alors que les gens ont toujours parlé et agi comme si je n’étais pas là, comme s’ils ne s’inquiétaient pas de ce que je pouvais entendre. Quelqu’un a tapé très fort sur le bureau, puis le Pr Nemur a crié :
— J’ai déjà prévenu le comité que nous présenterons notre rapport à Chicago !
Ensuite, j’ai entendu la voix du Dr Strauss :
— Vous avez tort, Harold. Dans six semaines d’ici, ce sera trop tôt. Il est encore en pleine évolution.
Puis Nemur : — Nous en avons prédit le cours correctement jusqu’ici. Nous pouvons légitimement présenter un rapport préliminaire. Je t’assure, Jay, qu’il n’y a rien à craindre. Nous avons réussi. C’est absolument positif. Rien ne peut plus tourner mal maintenant.
Strauss : — C’est trop important pour nous tous, pour le rendre prématurément public. Vous prenez sur vous cette responsabilité.
Nemur : — Vous oubliez que j’ai la direction de ce projet.
Strauss : — Et vous, vous oubliez que vous n’êtes pas le seul dont la réputation soit en jeu. Si nous nous avançons trop maintenant, toute notre hypothèse se trouvera exposée aux attaques.
Nemur : — Je ne crains plus maintenant une régression. J’ai tout contrôlé et recontrôlé. Un rapport préliminaire ne risque pas de nous faire du tort. Je suis certain que rien ne peut plus tourner mal.
La discussion continua ainsi, Strauss disant que Nemur guignait la chaire de Psychologie à Hallston et Nemur répliquant que Strauss n’avait cure que de ses recherches psychologiques. Puis Strauss déclara que le projet devait autant à ses techniques de psychochirurgie et de séries d’injections d’hormones qu’aux théories de Nemur, et que, un jour, des milliers de psychochirurgiens dans le monde entier utiliseraient ses méthodes, mais là-dessus, Nemur lui a rappelé que ces nouvelles techniques n’auraient jamais vu le jour sans sa théorie originelle.
Ils s’appelèrent l’un l’autre de toutes sortes de noms – opportuniste, cynique, pessimiste – et je finis par m’en effrayer. Soudain, je pris conscience que je n’avais plus le droit de rester à la porte du bureau et d’écouter à leur insu. Cela aurait pu leur être égal quand j’étais trop faible d’esprit pour savoir ce qui se passait, mais maintenant que je pouvais comprendre, ils n’admettraient pas que j’écoute. Je m’en allai sans attendre la conclusion.
La nuit était venue, et je marchai longtemps en essayant de comprendre pourquoi j’avais si peur. Je les voyais clairement pour la première fois, ni des dieux ni même des héros, simplement deux hommes inquiets de ne pas tirer quelque chose de leur travail. Pourtant, si Nemur avait raison et que l’expérience était un succès, qu’est-ce que cela faisait ? Il y a tant à faire, tant de plans à établir.
J’attendrai jusqu’à demain pour leur demander si je peux emmener Miss Kinnian au cinéma pour fêter mon augmentation.
26 avril. Je sais que je ne devrais pas traîner dans le collège quand j’ai fini au labo, mais de voir ces garçons et ces filles qui vont et viennent avec leurs livres, et de les entendre parler de ce qu’ils apprennent durant leurs cours, cela m’excite. Je voudrais pouvoir m’asseoir et parler avec eux en prenant un café au snack du campus, quand ils se réunissent pour discuter de livres, de politique et d’idées. C’est passionnant de les entendre parler de poésie, de science et de philosophie – de Shakespeare et de Milton ; de Newton et d’Einstein et de Freud ; de Platon et de Hegel et de Kant et de tant d’autres dont les noms résonnent dans ma tête comme des cloches d’église.
Quelquefois, j’écoute les conversations autour des tables proches de moi et je fais semblant d’être un étudiant du collège, bien que je sois beaucoup plus âgé qu’eux. Je porte aussi des livres sous mon bras et je me suis mis à fumer la pipe. C’est bête, mais puisque j’appartiens au labo, j’ai l’impression de faire partie de l’université. J’ai horreur de rentrer chez moi dans ma chambre solitaire.
27 avril. Je me suis fait des amis parmi quelques-uns des garçons au snack. Ils discutaient de Shakespeare et s’il avait ou non écrit les pièces de Shakespeare. L’un des garçons – le gros avec la figure en sueur – disait que Marlowe avait écrit toutes les pièces de Shakespeare. Mais Lenny, le petit avec des lunettes foncées, ne croyait pas à cette histoire à propos de Marlowe ; il affirmait que tout le monde sait que c’est sir Francis Bacon qui a écrit ces pièces de théâtre parce que Shakespeare n’a jamais fait d’études et n’a jamais eu la culture que révèlent ces pièces. C’est alors que celui qui portait une calotte d’étudiant de première année a dit qu’il avait entendu dans les toilettes deux garçons qui disaient que les pièces de Shakespeare avaient en réalité été écrites par une femme.
Et ils ont parlé de politique et d’art et de Dieu. Je n’avais jamais auparavant entendu quelqu’un dire que Dieu pourrait ne pas exister. Cela m’a effrayé, parce que pour la première fois, je me suis mis à penser à ce que signifie Dieu.
Maintenant, je comprends que l’une des grandes raisons d’aller au collège et de s’instruire, c’est d’apprendre que les choses auxquelles on a cru toute sa vie ne sont pas vraies, et que rien n’est ce qu’il paraît être.
Tout le temps qu’ils ont parlé et discuté, j’ai senti une fièvre bouillonner en moi. C’est cela que je voulais faire : aller au collège et entendre les gens parler de choses importantes.
Je passe maintenant la plus grande partie de mon temps libre à la bibliothèque, à lire et à m’imprégner de tout ce que je peux découvrir dans les livres. Je n’ai pas encore d’intérêt particulier pour un sujet ou un autre, je me contente de lire beaucoup de romans pour le moment. Dostoïevski, Flaubert, Dickens, Hemingway – tout ce qui me tombe sous la main – pour calmer un appétit insatiable.
28 avril. Dans un rêve, la nuit dernière, j’ai entendu maman qui criait contre papa et contre la maîtresse de l’école élémentaire 13 (ma première école avant qu’ils m’envoient à l’école élémentaire 222)…
— Il est normal ! Il est normal ! Il deviendra un adulte comme tous les autres, meilleur que d’autres ! (Elle voulait griffer la maîtresse mais papa la retenait.) Il ira un jour au collège ! Il deviendra quelqu’un ! (Elle continuait de le crier et de se débattre pour que papa la lâche.) Il ira un jour au collège et il deviendra quelqu’un !
Nous étions dans le bureau du directeur et il y avait un tas de gens, l’air embarrassé, mais le sous-directeur souriait et détournait la tête pour qu’on ne le voie pas.
Dans mon rêve, le directeur avait une grande barbe, et tournait autour de la pièce en me désignant du doigt :
— Il faut qu’il aille dans une école spéciale. Mettez-le à Warren, à l’Asile-Ecole d’État. Nous ne pouvons pas le garder ici.
Papa entraînait maman hors du bureau du directeur et elle criait et pleurait à la fois. Je ne voyais pas son visage, mais ses grosses larmes rouges tombaient sur moi…
Ce matin, j’ai pu me rappeler ce rêve, mais maintenant il y a autre chose – je peux m’en souvenir comme dans un brouillard, j’avais six ans quand cela s’est passé. Juste avant la naissance de Norma. Je vois maman, une femme mince à la chevelure foncée qui parle trop vite et qui agite trop ses mains. Comme toujours son visage est flou. Ses cheveux sont enroulés en chignon et sa main se lève pour le toucher, pour le lisser, comme s’il fallait qu’elle s’assure qu’il est toujours là. Je me souviens qu’elle voletait toujours, comme un grand oiseau blanc, autour de mon père, et lui était trop lourd, trop fatigué pour échapper à sa tyrannie.
Je vois Charlie, debout au milieu de la cuisine, qui joue avec son jouet préféré, des perles et des anneaux aux vives couleurs enfilés sur une ficelle. Il tient la ficelle d’une main et fait tourner les anneaux qui s’enroulent et se déroulent, dans un tourbillon de reflets étincelants. Il passe des heures à regarder son jouet. Je ne sais pas qui l’a fait pour lui ni ce qu’il est devenu, mais je vois Charlie, fasciné quand la ficelle se détord et fait tournoyer les anneaux.
Sa mère lui crie après – non, elle crie après son père :
— Je ne veux pas l’emmener. Il n’a rien d’anormal !
— Rose, cela ne servira à rien de continuer à prétendre qu’il n’a rien d’anormal. Regarde-le simplement, Rose. Il a six ans et…
— Ce n’est pas un idiot. Il est normal. Il sera comme tout le monde.
Il regarde tristement son fils avec son jouet et Charlie sourit et le lui montre pour lui faire voir comme c’est joli quand il tourbillonne.
— Range ce jouet ! crie maman. (Et brusquement elle l’arrache de la main de Charlie et le jette sur le sol de la cuisine :) Va jouer avec tes cubes alphabétiques.
Il reste là, effrayé par cette explosion soudaine. Il se fait tout petit, ne sachant ce que sa mère va faire. Son corps se met à trembler. Ses parents se disputent et leurs voix qui vont et viennent provoquent en lui une sensation de contraction douloureuse et de panique.
— Charlie, va aux cabinets. Tu ne vas tout de même pas faire dans ton pantalon.
Il veut lui obéir mais ses jambes sont trop molles pour bouger. Ses bras se lèvent automatiquement pour se protéger des coups.
— Pour l'amour de Dieu, Rose, laisse-le tranquille. Tu l’as terrifié. Tu fais toujours cela et le pauvre gosse…
— Alors, pourquoi ne m’aides-tu pas ? Il faut que je fasse tout moi-même. Tous les jours, j’essaie de le faire apprendre, de l’aider à rattraper les autres. Il a l’esprit lent, c’est tout. Mais il peut apprendre comme tout le monde.
— Tu te fais des illusions, Rose. Ce n’est pas honnête ni envers nous ni envers lui. De vouloir le croire normal. De vouloir le dresser comme s’il était un animal qui puisse apprendre à faire des tours. Pourquoi ne le laisses-tu pas tranquille ?
— Parce que je veux qu’il soit comme tout le monde.
Tandis qu’ils se disputent, la sensation qui contracte le ventre de Charlie devient plus forte. Il a l’impression que ses intestins vont éclater et il sait qu’il devrait aller aux cabinets comme elle le lui a répété si souvent. Mais il ne peut pas marcher. Il se sent l’envie de s’accroupir là dans la cuisine, mais c’est mal et elle le frappera.
Il voudrait son jouet avec les perles et les anneaux. S’il l’avait et qu’il le regarde tourner et tourner, il pourrait se contrôler et ne pas faire dans son pantalon. Mais son jouet est tout défait, il y a des anneaux sous la table, d’autres sous l’évier, et la ficelle est près de la cuisinière.
Il est très étrange que je puisse me rappeler nettement leurs voix, alors que les visages sont toujours brouillés et que je n’en vois que les contours vagues. Papa massif et faible. Maman mince et vive. En les entendant maintenant, par-delà les années, se disputer, j’ai envie de leur crier : « Mais regardez-le. Là, par terre. Regardez donc Charlie. Il faut qu’il aille aux cabinets ! »
Charlie reste là à agripper et à tirer sa chemise à carreaux rouges pendant qu’ils continuent de discuter. Les mots sont comme des étincelles de colère qui jaillissent entre eux – une colère et une culpabilité qu’il ne peut pas discerner.
— À la rentrée, il retournera à l’école élémentaire 13 et il redoublera sa classe.
— Pourquoi ne veux-tu pas voir la vérité ? La maîtresse dit qu’il n’est pas capable de suivre une classe normale.
— Cette garce de maîtresse ? Oh ! je pourrais même trouver des mots qui lui conviennent mieux ! Qu’elle recommence avec moi et je ferai plus que d’écrire simplement à l’Inspection. Je lui arracherai les yeux à cette sale putain. Charlie, pourquoi te tortilles-tu comme cela ? Va aux cabinets. Vas-y tout seul. Tu sais où c’est.
— Ne vois-tu pas qu’il veut que tu l’emmènes ? Il est terrifié.
— Ne t’occupe pas de cela. Il est parfaitement capable d’aller aux cabinets tout seul. Le livre dit que cela lui donne confiance en lui et un sentiment de réussite.
La terreur qui le guette dans cette petite pièce froide et carrelée l’envahit. Il a peur d’y aller tout seul. Il tend la main pour prendre la sienne et sanglote : « Cab… cab… » et d’une tape, elle repousse sa main.
— Non, dit-elle sévèrement. Tu es un grand garçon maintenant. Tu peux y aller tout seul. Va tout droit aux cabinets et baisse ton pantalon comme je t’ai montré. Je te préviens que si tu fais dans ton pantalon, tu auras une fessée.
Je peux presque sentir, en ce moment, ses intestins qui se tordent et se nouent tandis que ses parents sont penchés sur lui pour voir ce qu’il va faire. Il ne geint plus, il pleure doucement, et quand soudain il ne peut plus se contrôler, il sanglote et se cache la figure dans les mains tandis qu’il se salit.
À cette sensation molle et tiède se mêlent le soulagement et la crainte. Elle va le nettoyer et, comme elle le fait toujours, elle lui donnera une fessée. Elle s’approche de lui en criant qu’il est un vilain petit garçon, et Charlie court vers son père pour qu’il le protège.
Brusquement, il se souvient qu’elle s’appelle Rose et lui, Matt. C’est drôle d’avoir oublié le nom de ses parents. Et Norma ? Bizarre, que je n’aie pas pensé à eux pendant si longtemps. Je voudrais pouvoir maintenant voir le visage de Matt pour savoir ce qu’il pensait à ce moment. Tout ce que je me rappelle c’est que, lorsqu’elle s’est mise à me donner la fessée, Matt Gordon s’est détourné et est sorti de l’appartement.
Je voudrais voir plus nettement leurs visages.
Compte rendu N° 11
1er mai. Pourquoi n’ai-je jamais remarqué qu’Alice Kinnian était si jolie ? Elle a des yeux marron très doux et des cheveux bruns qui retombent en boucles légères sur ses épaules. Quand elle sourit, ses lèvres pulpeuses semblent faire la moue.
Nous sommes allés au cinéma, puis dîner. Je n’ai pas vu grand-chose du premier film parce que j’étais trop ému de la sentir assise à côté de moi. Deux fois, son bras nu a touché le mien sur l’accoudoir et les deux fois, par crainte de la gêner, je me suis écarté. Je ne pouvais plus penser qu’à sa peau douce si près de moi. Puis j’ai vu, deux rangs devant nous, un jeune homme avec son bras autour de la jeune fille qui était près de lui, et j’ai eu envie de passer mon bras autour de Miss Kinnian. C’était terrifiant. Mais si je le faisais doucement… en le posant d’abord sur le dossier de son fauteuil… puis en le rapprochant peu à peu… pour qu’il soit près de ses épaules et de sa nuque… comme par hasard…
Je n’ai pas osé.
Le mieux que j’ai pu faire fut de mettre mon coude sur le dossier de son fauteuil, mais quand j’y suis parvenu, il a fallu que je l’enlève pour essuyer mon visage et mon cou tout en sueur.
Une fois, sa jambe a fortuitement frôlé la mienne.
Cela devint un tel supplice – si douloureux – que je me suis obligé à ne plus penser à elle. Le premier film était un film de guerre et tout ce que j’en ai saisi, ce fut la fin, quand le G.I. retourne en Europe pour épouser la femme qui lui a sauvé la vie. Le second film m’a intéressé. C’était un film psychologique au sujet d’un homme et d’une femme apparemment amoureux l’un de l’autre mais qui, en fait, se détruisent mutuellement. Tout laisse penser que l’homme va tuer sa femme mais, au dernier moment, des mots que celle-ci hurle dans un cauchemar lui rappellent ce qui lui est arrivé dans son enfance. Ce souvenir soudain lui montre que sa haine est en réalité dirigée contre une gouvernante dépravée qui l’avait terrifié en lui racontant des histoires épouvantables et avait ainsi laissé une faille dans sa personnalité. Bouleversé par cette découverte, il pousse un cri de joie, ce qui réveille sa femme. Il la prend dans ses bras et on peut en déduire que tous ses problèmes sont résolus. C’était trop simple, trop banal, et j’ai dû laisser voir mon irritation sur mon visage car Alice m’a demandé ce qui n’allait pas.
— C’est faux, lui ai-je dit, en sortant du cinéma. Les choses ne se passent pas du tout comme cela.
— Bien sûr, a-t-elle répondu en riant. Le cinéma est un univers de contes de fées.
— Ah ! non, ce n’est pas une réponse, ai-je répliqué. Même dans les contes de fées, il faut qu’il y ait des règles. Les détails doivent être cohérents et s’articuler entre eux. Ce genre de film est mensonger. Les scènes ne s’enchaînent qu’arbitrairement parce que le scénariste, ou le réalisateur, ou je ne sais qui, a voulu y introduire quelque chose qui ne va pas avec le reste. Et cela n’a pas de sens.
Elle m’a regardé pensivement quand nous sommes arrivés dans les lumières éblouissantes de Times Square.
— Tu progresses vite.
— Mon esprit s’embrouille. Je ne me rends plus du tout compte de ce que je sais.
— Ne t’inquiète pas de cela, a-t-elle dit encore. Tu commences à voir et à comprendre les choses. (Elle a fait un geste de la main qui englobait toutes les enseignes au néon et tout le clinquant qui nous entouraient, alors que nous gagnions la Septième Avenue.) Tu commences à voir au-delà de la surface des choses. Ce que tu dis des détails qui doivent aller ensemble témoigne déjà de beaucoup de perspicacité.
— Allons donc ! Je n’ai pas le sentiment d’arriver à quoi que ce soit. Je ne me comprends pas moi-même ni mon passé. Je ne sais même pas où sont mes parents ni à quoi ils ressemblent. Savez-vous que lorsque je les vois dans un éclair de mémoire ou dans un rêve, leurs visages ne sont qu’une tache confuse ? Je voudrais voir leur expression. Je ne peux pas comprendre ce qui se passe si je ne vois pas leurs visages.
— Charlie, calme-toi.
Les gens se retournaient pour nous regarder. Elle a glissé son bras sous le mien et m’a attiré contre elle pour m’apaiser. :
— Sois patient. N’oublie pas que tu accomplis en quelques semaines ce qui prend aux autres toute une vie. Tu es une énorme éponge qui absorbe les connaissances. Bientôt, tu commenceras à relier les choses entre elles et tu verras comment tous les différents univers de la connaissance s’assemblent. Tous ces stades, Charlie, sont comme les barreaux d’une gigantesque échelle. Et tu monteras de plus en plus haut pour découvrir toujours davantage le monde qui est autour de toi.
Tandis que nous entrions dans la cafétéria de la 45e rue, et que nous prenions nos plateaux, elle ajouta avec animation :
— Les gens ordinaires ne peuvent en voir qu’un petit peu. Ils ne peuvent guère changer, ni s’élever plus haut qu’ils ne sont, mais toi tu es un génie. Tu continueras à monter et monter et à en voir toujours davantage. Et chaque marche te révélera des mondes dont tu n’as jamais soupçonné l’existence.
Les gens qui faisaient la queue et qui l’entendaient, se retournaient pour me regarder, et ce n’est que lorsque je la poussai du coude pour l’arrêter qu’elle baissa la voix.
— Je prie simplement le bon Dieu, chuchota-t-elle, que tu n’en souffres pas.
Pendant un moment, ensuite, je ne sus plus quoi dire. Nous avons pris nos plats au comptoir, les avons emportés à notre table et nous avons mangé sans parler. Le silence me rendait nerveux. Je savais d’où venait sa crainte et je le pris à la plaisanterie.
— Pourquoi en souffrirais-je ? Je ne pourrais pas être pire qu’auparavant. Même Algernon reste intelligente, n’est-ce pas ? Tant qu’elle le reste, tout va bien pour moi.
Elle jouait avec son couteau en dessinant des ronds dans le beurre et ce mouvement m’hypnotisait.
— Et de plus, lui dis-je, j’ai entendu le Pr Nemur et le Dr Strauss qui discutaient, et Nemur a dit qu’il était absolument certain que rien ne peut plus tourner mal.
— Je le souhaite, dit-elle. Tu n’as pas idée à quel point j’ai eu peur que quelque chose puisse mal tourner. Je me sens en partie responsable.
Elle me vit regarder le couteau et le posa avec soin à côté de son assiette.
— Je ne l’aurais jamais fait si cela n’avait été pour vous, dis-je.
Elle rit et cela me fit frissonner. Elle baissa vivement son regard sur la nappe et rougit.
— Merci, Charlie, dit-elle, et elle me prit la main.
C’était la première fois que pour moi quelqu’un faisait ce geste et cela m’enhardit. Je me penchai vers elle en serrant sa main, et les mots sortirent :
— Je vous aime beaucoup.
Après les avoir prononcés, j’avais peur qu’elle en rie, mais elle hocha la tête et sourit.
— Je t’aime bien moi aussi, Charlie.
— Mais moi, c’est plus que simplement aimer bien. Ce que je veux dire c’est… oh zut ! Je ne sais pas ce que je veux dire.
Je me sentais rougir et je ne savais pas où regarder ni que faire de mes mains. J’ai fait tomber une fourchette et, en me penchant pour la ramasser, j’ai renversé un verre d’eau qui a coulé sur sa robe. Brusquement, j’étais redevenu maladroit et gauche, et quand j’ai essayé de m’excuser, je ne pouvais plus remuer la langue.
— Il n’y a pas de mal, Charlie, dit-elle pour me rassurer. Ce n’est que de l’eau. Il ne faut pas que cela te bouleverse ainsi.
Dans le taxi, en rentrant à la maison, nous sommes restés un long moment silencieux, puis elle a posé son sac à main, redressé ma cravate et arrangé ma pochette.
— Tu étais mal à l’aise ce soir, Charlie.
— Je me sens ridicule.
— Je t’ai troublé parce que je t’ai parlé de toi. Cela t’a embarrassé.
— Ce n’est pas cela. Ce qui m’ennuie, c’est que je ne peux pas exprimer par des mots ce que je ressens.
— Ce que tu ressens est nouveau pour toi. Mais tout n’a pas besoin d’être… exprimé par des mots.
Je me rapprochai d’elle et j’essayai de reprendre sa main, mais elle s’écarta :
— Non, Charlie, je ne pense pas que ce soit bon pour toi. Je t’ai perturbé et cela pourrait avoir un effet négatif.
Quand elle me repoussa, je me sentis à la fois gauche et ridicule. Cela me fâcha contre moi-même. Je m’enfonçai dans mon coin et je regardai par la vitre. Je lui en voulais comme je n’en avais jamais voulu à personne auparavant – pour ses réponses tranquilles et ses soucis maternels. J’avais envie de la gifler, de l’obliger à ramper, et aussi de la prendre dans mes bras et de l’embrasser.
— Charlie, je suis désolée de t’avoir tellement bouleversé.
— N’en parlons plus.
— Mais il faut que tu comprennes ce qui se passe.
— Je comprends, dis-je, et je préfère ne pas en parler.
Lorsque le taxi arriva chez elle dans la 77e rue, j’étais épouvantablement malheureux.
— Écoute, dit-elle, c’est ma faute. Je n’aurais pas dû sortir avec toi ce soir.
— Oui, je m’en aperçois maintenant.
Ce que je veux dire, c’est que nous n’avons pas le droit de placer nos relations sur un plan personnel… émotionnel. Tu as beaucoup à faire. Je n’ai pas le droit d’entrer dans ta vie en ce moment.
— Ça, c’est à moi d’en juger, non ?
— Crois-tu ? Ce n’est plus ton affaire à toi tout seul, Charlie. Tu as des obligations maintenant… pas seulement envers le Pr Nemur et le Dr Strauss, mais envers les millions d’hommes qui suivront peut-être tes traces.
Plus elle parlait ainsi, plus je me sentais misérable. Elle soulignait ma gaucherie, mon ignorance des choses bonnes à dire et à faire. J’étais à ses yeux un adolescent maladroit et elle essayait de me le faire comprendre gentiment.
Devant la porte de son appartement, elle se retourna, me sourit et, un instant, je crus qu’elle allait m’inviter à entrer, mais elle dit simplement tout bas :
— Bonne nuit, Charlie. Merci pour cette merveilleuse soirée.
J’aurais voulu lui souhaiter bonne nuit en l’embrassant. J’en avais été tourmenté à l’avance. Une femme n’espère-t-elle pas que vous l’embrasserez ? Dans les romans que j’ai lus et dans les films que j’ai vus, c’est l’homme qui fait les avances. J’avais décidé hier soir que je l’embrasserais. Mais je ne cessais pas de penser : « Et si elle me repousse ? »
Je m’approchai d’elle et je voulus lui prendre les épaules. Mais elle fut plus rapide que moi, elle m’arrêta et prit ma main dans les siennes.
— Il vaut mieux que nous nous disions simplement bonsoir comme cela, Charlie. Nous ne pouvons pas nous laisser entraîner sur le plan personnel. Pas encore.
Et avant que j’aie pu protester, ou demander ce qu’elle voulait dire par pas encore, elle est entrée chez elle.
— Bonne nuit, Charlie, et merci encore pour cette délicieuse… délicieuse soirée.
Et elle ferma la porte.
J’étais furieux contre elle, contre moi, contre le monde entier mais, le temps d’arriver chez moi, je me rendis compte qu’elle avait raison. À présent, je ne sais si elle a de l’affection pour moi ou si elle me manifeste simplement de l’amitié. Que pourrait-elle trouver en moi ? Ce qui rend tout cela si embarrassant, c’est qu’il ne m’est jamais rien arrivé de semblable. Comment quelqu’un apprend-t-il à agir vis-à-vis d’une autre personne ? Comment un homme apprend-t-il à se comporter à l’égard d’une femme ?
Les livres ne renseignent pas beaucoup.
Mais la prochaine fois, je l’embrasserai en lui souhaitant bonne nuit.
3 mai. L’une des choses qui m’embrouillent, c’est de ne jamais savoir, quand une réminiscence émerge de mon passé, si cela est vraiment arrivé de cette manière ou si c’est la manière dont cela m’est apparu à l’époque, ou si je l’invente. Je suis comme un homme qui a été à demi endormi toute sa vie et qui essaie de découvrir comment il était, avant de se réveiller. Tout surgit étrangement brouillé et comme au ralenti.
J’ai eu un cauchemar la nuit dernière et quand je me suis éveillé, j’en gardais un souvenir.
D’abord le cauchemar ; je cours dans un long corridor à demi aveuglé par des tourbillons de poussière. Parfois je cours en avant, et puis j’hésite, je tourne et je cours dans l’autre sens, mais j’ai peur parce que je cache quelque chose dans ma poche. Je ne sais pas ce que c’est ni où je l’ai trouvé, mais je sais qu’ils veulent me le prendre et cela m’effraie.
Le mur s’écroule et soudain, il y a une fille rousse qui me tend les bras – son visage n’est qu’un masque vide. Elle me prend dans ses bras, m’embrasse et me caresse ; j’ai envie de la serrer contre moi mais j’ai peur. Plus elle m’étreint, plus je suis effrayé parce que je sais que je ne dois pas toucher une fille. Puis, tandis que son corps se frotte contre le mien, je sens en moi un étrange bouillonnement qui m’échauffe. Mais quand je lève les yeux, je vois un couteau sanglant dans ses mains.
J’essaie de hurler tout en courant mais pas un son ne sort de ma gorge et mes poches sont vides. Je les fouille mais je ne sais pas ce que j’ai perdu ou pourquoi je le cachais. Je sais simplement que je ne l’ai plus et il y a aussi du sang sur mes mains.
Quand je me suis éveillé, j’ai pensé à Alice et j’avais la même sensation de panique que dans mon rêve. De quoi ai-je peur ? Cela doit avoir un rapport avec le couteau.
Je me suis préparé une tasse de café et j’ai fumé une cigarette. Je n’avais jamais eu un rêve de ce genre auparavant et je savais qu’il était lié à ma soirée avec Alice. Je me suis mis à penser à elle d’une autre manière.
L’association d’idées reste difficile pour moi parce qu’il est malaisé de ne pas contrôler la direction de ses pensées… de garder simplement l’esprit ouvert et de laisser n’importe quoi y entrer… des idées qui montent à la surface comme des bulles dans un bain de mousse… une femme qui se baigne… une jeune fille… Norma qui prend un bain… je regarde par le trou de la serrure… et quand elle sort de la baignoire pour s’essuyer, je vois que son corps est différent du mien. Il lui manque un petit détail.
Je cours dans le couloir… on me poursuit… pas une personne… simplement un grand couteau de cuisine étincelant… et j’ai peur et je crie mais ma voix ne sort pas parce que mon cou est coupé et que je saigne.
— Maman, Charlie me regarde par le trou de la serrure…
Pourquoi est-elle différente ? Que lui est-il arrivé ? du sang… saigner… un placard obscur…
Trois souris aveugles… Trois, trois souris
aveugles,
Voyez comme elles courent !
Voyez comme elles courent !
Elles courent après la femme du fermier,
Qui, de son grand couteau, leur a coupé la queue,
Avez-vous jamais vu cela de votre vie
Trois, trois souris… aveugles.
Charlie, seul dans la cuisine, très tôt le matin. Tous les autres dorment et il s’amuse avec sa ficelle et ses anneaux qui tournent. Un des boutons de sa chemise saute quand il se baisse et roule sur le dessin compliqué du linoléum de la cuisine. Il roule vers la salle de bains et Charlie le suit mais voilà qu’il le perd de vue, où est le bouton ? Il entre dans la salle de bains pour le chercher. Il y a un placard dans la salle de bains, c’est là que se trouve le panier à linge ; il aime en sortir les choses et les regarder. Celles de son père et celles de sa mère… et celles de Norma. Il aurait envie de les essayer et de faire semblant d’être Norma. Mais un jour où il avait fait cela, sa mère lui a donné une fessée pour le punir. Là, dans le panier à linge, il trouve la culotte de Norma tachée de sang. Qu’avait-elle fait de mal ? Il est terrifié. Quel que soit celui qui lui a fait cela, il pourrait revenir en faire autant à Charlie.
Pourquoi un souvenir d’enfance comme celui-ci reste-t-il si fortement en moi et pourquoi m’effraie-t-il maintenant ? Est-ce à cause de ce que je ressens pour Alice ?
En y pensant à présent, je peux comprendre pourquoi on m’a appris à me tenir à l’écart des femmes. C’était mal de ma part d’exprimer mes sentiments à Alice. Je n’ai pas le droit de penser de cette manière à une femme – pas encore.
Mais lorsque j’écris ces mots, une voix en moi crie que cela ne s’arrête pas là. Je suis un être humain. J’en étais un avant de passer sous le couteau du chirurgien. Et j’ai besoin d’aimer quelqu’un.
8 mai. Même maintenant que j’ai découvert ce qui se passait derrière le dos de Mr Donner, je trouve cela difficile à croire. J’ai d’abord remarqué un incident louche, pendant l’heure d’affluence, voici deux jours. Gimpy était derrière le comptoir, il enveloppait un gâteau pour un de nos clients réguliers, un gâteau qui se vend 3 dollars 95. Mais quand Gimpy a tapé la vente, la caisse enregistreuse n’a affiché que 2 dollars 95. J’allais lui dire qu’il avait fait une erreur mais dans la glace derrière le comptoir, j’ai vu un clin d’œil et un sourire passer du client à Gimpy et, en réponse, un sourire sur le visage de Gimpy. Et quand l’homme a ramassé sa monnaie, j’ai vu briller une grosse pièce d’argent laissée dans la main de Gimpy, avant que ses doigts ne se referment sur elle, et le mouvement vif avec lequel il a glissé le demi-dollar dans sa poche.
— Charlie, a dit une dame derrière moi, est-ce qu’il y a encore de ces éclairs à la crème ?
— Je vais aller voir.
J’étais heureux de cette intervention parce qu’elle me donnait le temps de réfléchir à ce que j’avais vu. Gimpy n’avait certainement pas fait une erreur. Il avait délibérément fait payer le client moins cher et ils étaient de connivence.
Je m’adossai sans force contre le mur, ne sachant quoi faire. Gimpy travaillait pour Mr Donner depuis plus de quinze ans. Donner, qui traitait toujours ses employés comme des amis, comme des parents, avait invité plus d’une fois la famille de Gimpy à dîner chez lui. Il laissait souvent Gimpy garder le magasin quand il avait à sortir, et j’avais entendu dire que plusieurs fois Donner avait donné de l’argent à Gimpy pour payer les frais d’hôpital de sa femme.
Il était incroyable que qui que ce soit pût voler un tel homme. Il fallait qu’il y ait une autre explication. Gimpy s’était vraiment trompé en tapant la vente et le demi dollar n’était qu’un pourboire. Ou peut-être M. Donner avait-il fait un arrangement spécial pour ce client qui achetait régulièrement des gâteaux à la crème. N’importe quoi plutôt que de croire que Gimpy volait. Gimpy avait toujours été si gentil avec moi.
Je ne voulais plus savoir. J’évitai de regarder la caisse enregistreuse quand j’apportai le plateau d’éclairs et que je triai les galettes, les pains au lait et les gâteaux.
Mais lorsque la petite femme rousse entra – celle qui me pinçait toujours la joue et plaisantait en disant qu’il fallait qu’elle me trouve une petite amie – je me souvins qu’elle venait le plus souvent quand Donner était parti déjeuner et que Gimpy était au comptoir. Gimpy m’avait souvent envoyé livrer des commandes chez elle.
Involontairement, je fis mentalement le total de ses achats : 4 dollars 53. Mais je me détournai afin de ne pas voir ce que Gimpy tapait sur la caisse enregistreuse. Je voulais savoir la vérité et pourtant j’avais peur de ce que je pourrais découvrir.
— Deux dollars quarante cinq, Mrs Wheeler, annonça-t-il.
La sonnerie de la caisse. La monnaie que l’on compte. Le claquement du tiroir. « Merci, Mrs Wheeler ». Je me retournai juste à temps pour le voir mettre sa main dans sa poche et j’entendis un tintement léger de pièces.
Combien de fois s’était-il servi de moi comme d’un intermédiaire pour lui livrer des paquets, en les débitant au-dessous du prix afin de pouvoir partager la différence avec elle ? S’était-il servi de moi pendant toutes ces années pour l’aider à voler ?
Je ne pus quitter Gimpy des yeux tandis qu’il clopinait derrière le comptoir, la sueur coulant de dessous son bonnet de papier. Il semblait gai et de bonne humeur mais, en levant les yeux, il accrocha mon regard, fronça les sourcils et se détourna.
J’avais envie de le frapper. J’avais envie de passer derrière le comptoir et de lui casser la figure. Je ne me rappelle pas avoir jamais haï quelqu’un avant. Mai ce matin-là, je haïssais Gimpy de toutes mes forces.
Déverser tout cela sur le papier dans le calme de ma chambre n’a rien arrangé. Chaque fois que je pense à Gimpy en train de voler Mr Donner, j’ai envie de casser quelque chose. Je ne me crois pas capable de violence, Je ne crois pas que j’aie jamais frappé quelqu’un dans ma vie.
Mais il me reste encore à décider quoi faire. Dire à Donner que son fidèle employé le vole depuis tant d’années ? Gimpy le niera et je ne pourrai jamais prouver que c’est vrai. Et qu’est-ce que cela arrangerait pour Mr Donner ? Je ne sais pas quoi faire.
9 mai. Je ne peux pas dormir. Cela m’a obsédé. Je dois trop à Mr Donner pour rester là à le voir se laisser voler de cette manière. Par mon silence, je serais aussi coupable que Gimpy. Et pourtant est-ce à moi de le dénoncer ? La chose qui m’ennuie le plus, c’est que quand il m’envoyait faire des livraisons, il se servait de moi pour l’aider à voler Mr Donner. Ne le sachant pas, j’étais en dehors de l’affaire – pas à blâmer. Mais maintenant que je sais, par mon silence, je suis aussi coupable que lui.
Pourtant, Gimpy est un compagnon de travail. Trois enfants. Que fera-t-il si Donner le renvoie ? Il pourrait bien ne plus pouvoir trouver un emploi – surtout avec son pied-bot.
Est-ce cela qui me tourmente ?
Que faire pour bien agir ? Il est ironique que toute mon intelligence ne m’aide pas à résoudre un problème comme celui-là.
10 mai. J’en ai parlé au Pr Nemur et il soutient que je suis un spectateur innocent et qu’il n’y a aucune raison pour moi de me trouver mêlé à ce qui pourrait devenir une situation déplaisante. Le fait que j’aie été utilisé comme un intermédiaire ne semble pas le troubler du tout.
— Si tu ne comprenais pas ce qui se passait à ce moment, dit-il, cela n’a aucune importance. Tu n’es pas plus à blâmer que le couteau dans un assassinat ou la voiture dans une collision.
— Mais je ne suis pas un objet inanimé, ai-je objecté, je suis une personne. Il a eu l’air embarrassé un moment puis il a ri.
Bien sûr, Charlie. Mais je ne parlais pas de maintenant. Je parlais d’avant l’opération.
Content de lui, outrecuidant – j’avais envie de le frapper lui aussi.
— J’étais une personne avant l’opération, au cas où vous l’auriez oublié…
— Oui, bien sûr, Charlie. Comprends-moi bien. Mais c’était différent…
Et là-dessus, il s’est rappelé qu’il avait des fiches à vérifier au labo.
Le Dr Strauss ne parle pas beaucoup pendant nos séances de psychothérapie mais aujourd’hui, quand j’ai soulevé la question, il a dit que j’étais moralement obligé de le dire à Mr Donner. Mais plus j’y pensais, moins cela me paraissait simple. Il fallait que je trouve quelqu’un d’autre pour sortir du dilemme, et la seule personne à laquelle je pouvais penser, c’était Alice. Finalement, à 10 heures et demie du soir, je n’ai plus pu résister. J’ai commencé trois fois à faire son numéro et je m’interrompais toujours au milieu mais, la quatrième fois, j’ai tenu jusqu’à ce que j’entende sa voix.
D’abord elle ne sut pas si elle devait me voir mais je l’ai suppliée de me rencontrer à la cafétéria où nous avions dîné ensemble.
— J’ai un profond respect pour vous ; vous m’avez toujours donné de bons conseils.
Et comme elle hésitait encore, j’ai insisté :
— Il faut que vous m’aidiez. Vous êtes en partie responsable. Vous l’avez dit vous-même. Si ce n’avait été pour vous, je ne me serais jamais lancé dans tout cela, d’abord. Vous ne pouvez pas vous débarrasser de moi en haussant simplement les épaules.
Elle dut sentir à quel point mon besoin d’aide était pressant, car elle accepta de me rencontrer. Je raccrochai et je contemplai le téléphone. Pourquoi était-ce si important pour moi de savoir ce qu’elle en pensait ? de connaître son sentiment à elle ? Pendant plus d’un an, au cours d’adultes, la seule chose qui comptait, c’était de lui faire plaisir. Était-ce d’abord pour cela que j’avais accepté l’opération ?
J’ai marché de long en large devant la cafétéria jusqu’à ce que l’agent de police commence à me regarder d’un œil soupçonneux. Puis je suis entré et j’ai pris un café. Heureusement, la table que nous avions occupée l’autre fois était libre. Elle penserait certainement à me chercher dans ce coin-là.
Elle me vit et me fit signe, mais s’arrêta au comptoir pour prendre un café avant de venir à la table. Elle sourit et je sentis que c’était parce que j’avais choisi la même table. Un geste romantique, un peu sot.
— Je sais qu’il est tard, dis-je pour m’excuser, mais je vous jure que je commençais à devenir fou. Il fallait que je vous parle.
Elle but doucement son café et m’écouta calmement lui expliquer comment j’avais découvert le vol de Gimpy, ma propre réaction et les avis contradictoires que j’avais reçus au labo. Quand j’eus fini, elle s’appuya contre le dossier de son siège et secoua la tête.
— Charlie, tu me stupéfies. À certains points de vue, tu as fait d’immenses progrès et pourtant quand il s’agit de prendre une décision, tu restes encore un enfant. Je ne peux pas décider à ta place, Charlie. La solution ne peut pas se trouver dans les livres – ou en la demandant à d’autres personnes. À moins que tu veuilles rester un enfant toute ta vie. C’est à toi de trouver cette solution en toi – de sentir comment bien agir. Charlie, il faut que tu apprennes à avoir confiance en toi.
J’ai d’abord été ennuyé de son sermon, puis soudain j’ai commencé à comprendre.
— Vous voulez dire qu’il faut que je décide moi-même ?
Elle hocha la tête.
— En fait, dis-je, maintenant que j’y pense, je crois que j’ai déjà un peu décidé. Je pense que Nemur et Strauss sont tous deux dans l’erreur.
Elle m’observait de près, très émue.
— Tu deviens différent, Charlie. Si seulement tu pouvais voir ton visage.
— Vous avez diablement raison, je deviens différent ! J’avais un nuage de fumée devant les yeux et d’un souffle, vous l’avez chassé. Une idée toute simple. Avoir confiance en moi-même. Et elle ne m’était jamais venue auparavant.
— Charlie, tu es extraordinaire.
Je saisis sa main et je la serrai.
— Non, c’est vous. Vous avez touché mes yeux et vous m’avez fait voir.
Elle rougit et retira sa main.
— L’autre fois, quand nous étions ici, dis-je, je vous ai dit que je vous aimais beaucoup. J’aurais dû avoir confiance en moi et dire simplement : je vous aime.
— Non, Charlie, pas encore.
— Pas encore ! m’écriai-je. C’est ce que vous m’avez dit l’autre fois. Pourquoi, pas encore ?
— Chut… Attends un peu, Charlie. Finis tes études. Vois où elles te mènent. Tu changes trop vite.
— Qu’est-ce que cela a à y faire ? Mon sentiment pour vous ne changera pas parce que je deviens intelligent. Je ne vous en aimerai que davantage.
— Mais tu changes aussi sur le plan affectif. D’une façon un peu particulière, je suis la première femme dont tu aies réellement pris conscience de… de cette manière. Jusqu’à présent, j’étais ton institutrice, quelqu’un vers qui te tourner pour avoir des conseils ou une aide. Tu étais presque obligé de te croire amoureux de moi. Vois d’autres femmes. Donne-toi davantage de temps.
— Vous voulez dire que tous les petits garçons tombent toujours amoureux de leurs institutrices et que sur le plan affectif, je suis toujours un petit garçon.
— Tu déformes ma pensée. Non, je ne pense pas à toi comme à un petit garçon.
— Retardé sur le plan affectif, alors.
— Non.
— Alors quoi ?
— Charlie, ne me brusque pas. Je ne sais pas. Tu es déjà au-delà de moi intellectuellement. Dans quelques mois ou dans quelques semaines, tu seras une autre personne. Lorsque tu seras mûr intellectuellement, peut-être ne pourrons-nous plus communiquer. Il faut que je pense à moi aussi, Charlie. Attendons de voir. Sois patient.
Elle avait raison mais je ne voulais pas l’écouter.
— L’autre soir, dis-je d’une voix étranglée, vous ne savez pas combien j’attendais ce rendez-vous. J’en perdais la tête à me demander comment me tenir, quoi dire, je voulais vous faire la meilleure impression et j’étais terrifié à l’idée de dire quelque chose qui vous fâcherait.
— Tu ne m’as pas fâché. J’ai été flattée.
— Alors, quand puis-je vous revoir ?
— Je n’ai pas le droit de t’entraîner.
— Mais je suis entraîné ! m’écriai-je. (Et voyant que les gens se retournaient, je baissai la voix jusqu’à ce qu’elle tremble de colère). Je suis un être humain… un homme… et je ne peux pas vivre avec seulement des livres et des bandes magnétiques et des labyrinthes électroniques. Vous me dites : « Vois d’autres femmes ». Comment le pourrais-je alors que je ne connais pas d’autres femmes ? Il y a une flamme qui brûle en moi et tout ce que je sais, c’est qu’elle me fait penser à vous. Je suis au milieu d’une page et j’y vois votre visage… pas brouillé comme ceux de mon passé, mais net et vivant. Je touche la page et votre visage s’efface et j’ai envie de déchirer le livre et d’en jeter les morceaux.
— Charlie, je t’en prie…
— Laissez-moi vous revoir.
— Demain, au laboratoire.
— Vous savez bien que ce n’est pas cela que je veux dire. Ailleurs qu’au laboratoire. Ailleurs qu’à l’université. Seule.
Je voyais qu’elle désirait dire oui. Elle était surprise de mon insistance, j’en étais surpris moi-même. Je ne pouvais pas m’empêcher de la harceler. Et pourtant une crainte me serrait la gorge tandis que je l’implorais. Mes paumes étaient moites. Avais-je peur qu’elle dise non ou qu’elle dise oui ! Si elle n’avait pas brisé la tension en me répondant, je crois que je me serais évanoui.
— D’accord, Charlie. Ailleurs qu’au labo, ailleurs qu’à l’université, mais pas seuls. Je ne crois pas que nous devions rester seuls ensemble.
— Où vous voudrez, dis-je haletant. Simplement pour que je puisse être avec vous et ne pas penser aux tests, aux statistiques, aux questions, aux réponses…
Elle plissa le front un instant.
— Bon, il y a des concerts gratuits de printemps à Central Park. La semaine prochaine, tu pourras m’emmener à l’un de ces concerts.
Lorsque nous sommes arrivés devant sa porte, elle s’est retournée vivement et m’a embrassé sur la joue.
— Bonne nuit, Charlie. Je suis heureuse que tu m’aies appelée. À demain, au labo.
Elle a fermé la porte et je suis resté devant sa maison à regarder la lumière à la fenêtre de son appartement jusqu’à ce qu’elle s’éteigne.
Il n’y a plus de doute maintenant. Je suis amoureux.
11 mai. Après tant de réflexions et de tourments, je me suis rendu compte qu’Alice avait raison. Il fallait que je me fie à mon intuition. À la boulangerie, j’observai Gimpy de plus près. Trois fois aujourd’hui, je le vis compter moins cher aux clients et empocher sa part de la différence quand les clients lui rendaient quelque monnaie. Ce n’était qu’avec certains clients réguliers qu’il le faisait, et il me vint à l’esprit que ces gens étaient aussi coupables que lui. Cet arrangement n’aurait pas pu exister sans leur accord. Pourquoi Gimpy serait-il le bouc émissaire ?
Je me décidai alors pour un compromis. Ce n’était peut-être pas la décision idéale, mais c’était la mienne, et elle me sembla être la meilleure solution étant donné les circonstances. Je dirais à Gimpy ce que je savais et je lui conseillerais vivement de cesser.
Je le trouvai seul près des toilettes et quand il me vit venir à lui, il voulut s’éloigner.
Je voudrais vous parler d’un problème sérieux sur lequel j’aimerais avoir votre avis. Un de mes amis a découvert que l’un de ses compagnons de travail vole son patron. L’idée de le dénoncer et de lui causer des ennuis ne lui plait pas, mais il ne veut pas rester là à voir voler son patron – qui a été bon pour eux deux.
Gimpy me regarda d’un œil scrutateur.
— Et qu’est-ce que ton ami envisage de faire ?
— C’est là, la difficulté. Il n’a pas envie de faire quoi que ce soit. Il se dit que si les vols cessent, il n’y a rien à gagner à faire quelque chose. Il oubliera tout cela.
— Ton ami ferait mieux de s’occuper de ses propres affaires, dit Gimpy en changeant son pied-bot de position. Il ferait mieux de garder les yeux fermés sur ce genre de choses et de savoir où sont ses vrais amis. Un patron est un patron et les gens qui travaillent doivent se soutenir.
— Mon ami ne partage pas ce sentiment.
— Tout cela ne le regarde pas.
— Il pense que puisqu’il sait, il est partiellement responsable. Il a donc décidé que si cela s’arrête, il n’aura rien de plus à dire. Sinon, il dira tout. Je voulais vous demander votre opinion. Pensez-vous que, dans ces conditions, les vols cesseront ?
Il avait du mal à cacher sa colère. Je voyais qu’il avait envie de me frapper, mais il se contenta de serrer les poings.
— Dis à ton ami que le gars ne semble pas avoir d’autre choix.
— C’est très bien, dis-je. Cela lui fera très grand plaisir.
Gimpy s’en alla mais il s’arrêta et me regarda :
— Ton ami… est-ce que par hasard, il n’aurait pas envie d’avoir sa part ? Est-ce cela sa raison ?
— Non, il veut simplement que toute cette affaire cesse.
Il me lança un regard furieux.
— Je te le dis, tu regretteras d’avoir fourré ton nez là-dedans. Je t’ai toujours soutenu. J’aurais dû me faire examiner la tête.
Et il s’éloigna en claudiquant.
Peut-être aurais-je dû tout dire à Donner et faire renvoyer Gimpy… je ne sais pas. Agir de cette manière peut se défendre. C’était réglé et terminé. Mais combien y a-t-il de gens comme Gimpy qui se servent ainsi des autres ?
15 mal Mes études marchent bien. La bibliothèque de l’université est maintenant mon second chez moi. Ils ont dû me trouver un bureau à part parce qu’il ne me faut qu’une seconde pour absorber une page entière, et des étudiants curieux viennent immanquablement se rassembler autour de moi tandis que je tourne rapidement les pages de mes livres.
Les sujets qui m’absorbent le plus, en ce moment, sont l’étymologie des langues anciennes, les ouvrages les plus récents sur le calcul des variations et l’histoire hindoue. C’est étonnant, la manière dont des choses sans lien apparent, s’enchaînent. J’ai atteint un autre « plateau » et maintenant les courants des diverses disciplines semblent s’être rapprochés comme s’ils jaillissaient d’une source unique.
C’est étrange, mais lorsque je suis dans la cafétéria du collège et que j’entends les étudiants discuter d’histoire, de politique ou de religion, tout cela me semble terriblement puéril.
Je n’ai plus aucun plaisir à débattre sur un plan aussi élémentaire. Les gens se froissent quand on leur montre qu’ils n’abordent pas les complexités du problème, ils ne savent pas ce qui existe au-delà des apparences superficielles. Il en est de même au niveau supérieur et j’ai renoncé à toute tentative de discuter de ces choses avec les professeurs de Beekman.
À la cafétéria de la faculté, Burt m’a présenté à un professeur de sciences économiques, très connu pour ses travaux sur les facteurs économiques qui affectent les taux d’intérêt. Je désirais depuis longtemps parler à un économiste de quelques idées que j’avais rencontrées dans mes lectures. L’aspect moral du blocus militaire utilisé comme arme en temps de paix m’avait troublé. Je lui demandai ce qu’il pensait de la suggestion de quelques sénateurs préconisant l’utilisation de moyens tactiques tels que la mise sur une « liste noire » ou le renforcement du contrôle des certificats de navigation, ainsi que nous l’avions fait pendant la Seconde Guerre mondiale contre certaines des petites nations qui s’opposent maintenant à nous.
Il écouta en silence, le regard dans le vague, et je supposai qu’il rassemblait ses idées pour répondre ; mais quelques minutes plus tard, il s’éclaircit la gorge et secoua la tête. Cette question, expliqua-t-il, échappait à sa compétence. Il était spécialisé dans les taux d’intérêt et ne s’était guère intéressé aux problèmes économico-militaires. Il me suggéra de voir le Dr Wessey, qui avait publié un article sur les Accords de Commerce durant la Seconde Guerre mondiale. Il pourrait probablement me renseigner.
Avant que je puisse ajouter un mot, il me prit la main et la secoua. Il avait été heureux de me rencontrer mais il avait des notes à rassembler pour une conférence. Et là-dessus, il s’en fut.
La même chose se produisit lorsque j’essayai de discuter de Chaucer avec un spécialiste de la littérature américaine, que je questionnai un orientaliste sur les habitants des îles Trobriand ou que je tentai de faire le point sur les problèmes du chômage provoqué par l’automation avec un sociologue spécialisé dans les sondages d’opinion sur le comportement des adolescents. Ils trouvèrent toujours des excuses pour s’esquiver, par crainte de révéler l’étroitesse de leurs connaissances.
Comme ils me paraissent différents maintenant. Et que j’avais été sot de penser que les professeurs étaient des géants intellectuels. Ce sont des gens comme les autres – et qui ont peur que le reste du monde s’en aperçoive. Et Alice, elle aussi, est une femme, pas une déesse… et je l’emmène au concert demain soir.
17 mai. Il fait presque jour et je n’arrive pas à m’endormir. Il faut que je comprenne ce qui m’est arrivé hier soir au concert.
La soirée avait bien commencé. Le Mall à Central Park s’était empli de bonne heure, et Alice et moi avions dû nous frayer un chemin parmi les couples étendus sur l’herbe. Finalement, en dehors de l’allée, nous avions trouvé un arbre isolé, sans personne ; hors des zones éclairées, la présence d’autres couplés ne se signalait que par des rires féminins de protestation et la lueur de cigarettes allumées.
— Nous serons très bien, dit-elle. Pas de raison d’être en plein sur l’orchestre.
— Que jouent-ils en ce moment ? demandai-je.
— La mer de Debussy. Tu aimes ?
Je m’installai près d’elle.
— Je ne connais pas grand-chose à ce genre de musique. Il faut que j’y pense.
— N’y pense pas, chuchota-t-elle. Sens-la. Laisse-la t’emporter comme la mer, sans essayer de comprendre.
Elle s’allongea sur l’herbe et tourna son visage vers la musique.
Je n’avais aucun moyen de savoir ce qu’elle attendait de moi. J’étais loin des méthodes claires de solution d’un problème et de l’acquisition systématique des connaissances. Je me répétais que mes mains moites, mon estomac serré, le désir de la prendre dans mes bras n’étaient que de simples réactions biochimiques. Je retraçai même le processus de stimulus-réaction qui provoquait ma nervosité et mon excitation. Pourtant tout était brouillé et incertain. Devais-je la prendre dans mes bras ou non ? Attendait-elle que je le fasse ? Serait-elle fâchée ? Je me rendis compte que je me comportais encore comme un adolescent et cela me mit en colère.
— Voyons, dis-je d’une voix étranglée, pourquoi ne vous mettez-vous pas plus à l’aise ? Appuyez votre tête sur mon épaule. Vous serez beaucoup mieux.
Elle me laissa passer mon bras autour d’elle mais ne me regarda pas. Elle semblait trop absorbée par la musique pour s’apercevoir de ce que je faisais. Désirait-elle que je la tienne ainsi ou le tolérait-elle simplement ? Lorsque je fis glisser mon bras jusqu’à sa taille, je la sentis tressaillir mais elle continua de regarder dans la direction de l’orchestre. Elle faisait semblant de ne penser qu’à la musique afin de ne pas avoir à répondre à mon geste. Elle ne voulait pas savoir ce qui se passait. Tant qu’elle regardait au loin et qu’elle écoutait, elle pouvait feindre de ne pas sentir ce contact étroit, mon bras autour d’elle, ni d’y avoir consenti. Elle désirait que je caresse son corps, tout en maintenant son esprit vers des pensées plus élevées. D’un geste brusque, je lui pris le menton :
— Pourquoi ne me regardez-vous pas ? Faites-vous semblant que je n’existe pas ?
— Non, Charlie, murmura-t-elle, je fais semblant que je n’existe pas.
Quand je la pris par les épaules, elle se raidit et frémit mais je l’attirai à moi… C’est alors que cela se produisit. Cela commença par un bourdonnement sourd dans mes oreilles… un bruit de scie électrique… très loin. Puis une sensation de froid : des picotements dans mes bras et mes jambes, mes doigts engourdis. Soudain, j’eus la sensation d’être observé.
Un brusque transfert de perception. Caché dans l’obscurité, derrière un arbre, je nous voyais tous les deux allongés dans les bras l’un de l’autre.
Je levai les yeux et je vis un garçon de quinze ou seize ans, aux aguets, à peu de distance.
— Hé la ! m’écriai-je.
Quand il se leva, je vis que sa braguette était ouverte.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Alice, inquiète. Je bondis mais il disparut dans l’obscurité.
— L’avez-vous vu ?
— Non, dit-elle, en défroissant nerveusement sa jupe. Je n’ai vu personne.
— Il était là. À nous regarder. Presque assez près pour vous toucher.
— Charlie, où vas-tu ?
— Il ne peut pas être bien loin.
— Laisse-le, Charlie. Cela n’a pas d’importance. Cela avait de l’importance pour moi. Je partis en courant dans le noir, trébuchant sur des couples effrayés, mais impossible de savoir où il était passé.
Plus je pensais à lui, plus grandissait cette sensation nauséeuse qu’on a avant de s’évanouir. Perdu et seul dans un désert sauvage. Je me ressaisis et je retournai vers l’endroit où Alice était assise.
— L’as-tu trouvé ?
— Non, mais il était là. Je l’ai vu. Elle me regarda bizarrement.
— Te sens-tu bien ?
— Ça ira bien… dans un instant… simplement, ce sacré bourdonnement dans mes oreilles.
— Peut-être ferions-nous mieux de nous en aller. Pendant tout le chemin jusque chez elle, je ne cessai de penser à ce garçon qui avait été aux aguets dans le noir, et aussi que, pendant une seconde, j’avais entrevu ce qu’il voyait – nous deux allongés dans les bras l’un de l’autre.
— Veux-tu entrer ? Je pourrais te faire un peu de café. J’en avais envie, mais quelque chose me retint de le faire.
— Il vaut mieux pas. J’ai encore beaucoup de travail ce soir…
— Charlie, aurais-je dit ou fait quoi que ce soit qui…
— Mais non, voyons. Simplement, ce garçon qui nous regardait m’a bouleversé.
Elle était tout près de moi, attendant que je l’embrasse. Je la pris dans mes bras mais cela se produisit encore. Si je ne m’éloignais pas rapidement, j’allais m’évanouir.
— Charlie, tu as l’air malade.
— L’avez-vous vu, Alice ? Dites-moi la vérité…
Elle secoua la tête :
— Non. Il faisait trop noir. Mais je suis sûre que…
— Il faut que je m’en aille. Je vous appellerai.
Et avant qu’elle puisse me retenir, je m’arrachai de ses bras. Il fallait que je sorte de cette maison avant que tout ne s’effondre.
En y réfléchissant maintenant, je suis certain que ce fut une hallucination. Le Dr Strauss estime que, émotionnellement, je suis encore à ce stade de l’adolescence où le fait d’être près d’une femme, de penser à l’amour sexuel, provoque l’anxiété, la panique et même des hallucinations. Il pense que mon rapide développement intellectuel m’a fait croire que je pouvais avoir une vie émotionnelle normale. Je dois me résigner à accepter ce fait : les craintes et les blocages déclenchés dans des situations érotiques révèlent que, émotionnellement, je suis encore un adolescent – sexuellement retardé. Je suppose que cela signifie que je ne suis pas prêt à des relations sexuelles avec une femme comme Alice Kinnian. Pas encore.
20 mai. J’ai été renvoyé de mon travail à la boulangerie. Je sais que c’est bête de s’accrocher au passé, mais j’étais très attaché à ce lieu, avec ses murs de brique blanche brunie par la chaleur du four… J’étais là chez moi.
Qu’ai-je pu faire pour qu’ils me haïssent tant ?
Je ne blâme pas Donner. Il lui faut penser à son affaire et aux autres employés. Et pourtant, il a été plus proche de moi qu’un père.
Il m’appela dans son bureau, débarrassa d’un tas de relevés et de factures l’unique chaise près du pupitre à cylindre et dit, sans lever les yeux sur moi :
Je voulais te parler. Le moment en vaut un autre.
Cela semble stupide maintenant, mais tandis que j’étais assis là, à le regarder avec des yeux ronds – courtaud, grassouillet, une moustache mal taillée qui pendait comiquement sur sa lèvre supérieure –, on aurait dit que nous étions deux, l’ancien Charlie et le nouveau assis sur cette chaise, inquiets de ce que le vieux Mr Donner allait dire.
Charlie, ton oncle Herman était un excellent ami pour moi. J’ai tenu la promesse que je lui avais faite de te garder ici à travailler, que les affaires aillent ou n’aillent pas, afin que tu aies toujours un dollar dans ta poche, un endroit pour dormir, et que tu n’aies pas à retourner à cet asile.
— Je me sens chez moi à la boulangerie…
— Et je t’ai traité comme mon fils qui a donné sa vie pour son pays. Et quand Herman est mort – quel âge avais-tu ? dix-sept ans ? mais tu avais plutôt l’air d’un gosse de six ans – je me suis juré… je me suis dit : « Arthur Donner, tant que tu auras une boulangerie et une affaire à toi, tu t’occuperas de Charlie. Il aura une place pour travailler, un lit pour dormir et du pain à manger. » Quand ils t’ont envoyé à cet Asile Warren, je leur ai dit que tu travaillerais ici et que je veillerais sur toi. Tu n’es même pas resté une nuit là-dedans. Je t’ai trouvé une chambre et je me suis occupé de toi. Ai-je bien tenu cette promesse solennelle ?
Je hochai la tête mais je voyais bien à la manière dont il pliait et dépliait ses papiers qu’il était gêné. Et même si je ne voulais pas savoir… je savais.
J’ai fait de mon mieux dans mon travail, j’ai travaillé dur…
— Je sais, Charlie. Il n’y a rien à te reprocher là-dessus. Mais je ne sais ce qui t’est arrivé et je ne comprends pas ce que cela signifie. Pas seulement moi. Tout le monde m’en a parlé. Ils sont venus ici une douzaine de fois, ces dernières semaines. Ils sont tous bouleversés. Charlie, je dois te demander de partir.
J’essayai de l’arrêter mais il secoua la tête.
— Une délégation est venue me voir ici, hier soir. Charlie, je suis obligé de penser à la bonne marche de mon affaire.
Il regardait ses mains tourner et retourner un papier comme s’il espérait y découvrir quelque chose qui lui aurait d’abord échappé.
— Je suis désolé, Charlie.
— Mais où irai-je ?
Il leva les yeux sur moi pour la première fois depuis que nous étions dans son petit bureau.
Tu sais aussi bien que moi que tu n’as plus besoin de travailler ici.
— Je n’ai jamais travaillé ailleurs, Mr Donner.
— Parlons franchement. Tu n’es plus le Charlie qui est arrivé ici il y a dix-sept ans – pas même le Charlie d’il y a quatre mois. Tu ne nous as rien dit. C’est ton affaire. Peut-être une sorte de miracle, qui sait ? Mais tu t’es transformé en un jeune homme très intelligent. Et faire marcher un pétrin mécanique et livrer des paquets n’est pas un travail pour un jeune homme intelligent.
Il avait raison, bien entendu, mais tout en moi me poussait à vouloir le faire revenir sur sa décision.
— Laissez-moi rester, Mr Donner. Donnez-moi une autre chance. Vous avez dit vous-même que vous avez promis à mon oncle Herman que j’aurais du travail aussi longtemps que j’en aurais besoin. Et j’en ai encore besoin, Mr Donner.
— Non, Charlie. Si tu en avais besoin, je leur dirais que je me moque de leurs délégations et de leurs pétitions, et je prendrais ton parti contre eux tous. Mais telles que les choses sont maintenant, ils ont tous une peur bleue de toi. Et il faut aussi que je pense à ma famille.
— Mais s’ils changeaient d’attitude ? Laissez-moi essayer de les convaincre.
Je lui rendais tout plus difficile qu’il ne l’avait escompté. Je savais que j’aurais dû m’arrêter mais je ne pouvais pas me contrôler.
— Je leur expliquerai, insistai-je.
— Bien, soupira-t-il finalement. Vas-y, essaie. Mais tu vas simplement te faire du mal à toi-même.
Quand je sortis de son bureau, Frank Reilly et Joe Carp passèrent près de moi et je sus que ce qu’il avait dit était vrai. Simplement de me voir là c’était déjà trop pour eux. Je les mettais tous mal à l’aise.
Frank venait de prendre une plaque de petits pains et Joe et lui se retournèrent ensemble quand je les appelai.
— Écoute, Charlie, j’ai du travail. Plus tard peut-être…
— Non, dis-je. Maintenant, tout de suite. Depuis quelque temps, vous m’évitez tous les deux. Pourquoi ?
Frank, le beau parleur, l’homme à femmes, le combinard, m’étudia un instant, puis il reposa la plaque sur la table :
— Pourquoi ? Je vais te dire pourquoi. Parce que tout d’un coup, tu es devenu un monsieur important, un type calé, un savant ! Maintenant, tu es un vrai je-sais-tout, une grosse tête. Toujours avec un bouquin… toujours avec des réponses à tout. Bon, je vais te le dire : tu te crois supérieur à nous tous, ici, n’est-ce pas ? O.K., va ailleurs.
— Mais qu’est-ce que je vous ai fait ?
— Ce qu’il a fait ? T’entends ça, Joe ? Je vais vous dire ce que vous avez fait, Monsieur Gordon. Tu es venu tout bousculer ici avec tes idées et tes suggestions et, à cause de toi, nous avons tous l’air d’une bande d’imbéciles. Mais je vais te dire autre chose. Pour moi, tu n’es toujours qu’un idiot. Je ne comprends peut-être pas tous tes grands mots, ni les titres de tes bouquins mais je vaux autant que toi – et même plus.
— Ouais, dit Joe, en se retournant pour appuyer l’argument vis-à-vis de Gimpy qui venait d’arriver derrière lui.
— Je ne vous demande pas d’être mes amis, dis-je, ni de vous occuper de moi. Simplement de me permettre de garder mon travail. Mr Donner dit que c’est à vous de décider.
Gimpy me jeta un regard mauvais, puis secoua la tête avec dégoût.
— Tu ne manques pas de toupet, s’écria-t-il. Va-t’en au diable !
Puis il tourna le dos et s’en fut en clopinant lourdement.
Et il en fut de même avec les autres. La plupart partageait les sentiments de Joe, Frank et Gimpy. Tout avait été très bien tant qu’ils pouvaient rire de moi et paraître malins à mes dépens, mais maintenant, ils se sentaient inférieurs à l’idiot. Je commençai à voir que, par mon étonnant développement intellectuel, je les avais comme rabaissés, j’avais souligné leurs inaptitudes, je les avais trahis, et c’est pour cela qu’ils me haïssaient.
Fanny Birden était la seule qui ne pensait pas qu’il fallait m’obliger à partir et, en dépit de leur insistance et de leurs menaces, elle avait été la seule à ne pas signer la pétition.
— Ce qui ne veut pas dire, remarqua-t-elle, que je ne pense pas que tu es devenu très étrange, Charlie. Qu’est-ce que tu as changé ! Je ne sais pas, moi… Tu étais un bon garçon, à qui on pouvait se fier – ordinaire, pas trop malin peut-être, mais honnête – et qui sait ce que tu t’es fait pour devenir brusquement si intelligent. Comme tout le monde le dit… ce n’est pas normal.
— Mais qu’y a-t-il de mal pour quelqu’un à vouloir devenir plus intelligent, acquérir des connaissances, se comprendre soi-même et comprendre le monde ?
— Si tu avais lu ta Bible, Charlie, tu saurais que l’homme n’a pas à chercher à en connaître davantage que ce que Dieu, en le créant, lui a permis de connaître. Le fruit de l’arbre de la science lui était défendu. Charlie, si tu as fait quelque chose que tu n’aurais pas dû… tu sais, avec le diable ou n’importe quoi… peut-être n’est-il pas trop tard pour t’en sortir. Peut-être pourrais-tu redevenir le bon garçon simple que tu étais avant.
— Il n’est pas question de revenir en arrière, Fanny. Je n’ai rien fait de mal. Je suis comme un homme qui serait né aveugle et à qui l’on a donné une chance de voir la lumière. Cela ne peut pas être un péché. Bientôt, il y en aura des millions comme moi dans le monde entier. La science peut le faire, Fanny.
Elle baissa le regard sur le marié et la mariée posés au sommet du gâteau de mariage qu’elle décorait et je vis à peine ses lèvres bouger tandis qu’elle disait d’une voix très basse :
— Ce fut un péché lorsqu’Adam et Ève mangèrent le fruit de l’arbre de la science. Ce fut un péché quand ils virent qu’ils étaient nus et qu’ils connurent la luxure et la honte. Et ils furent chassés du Paradis terrestre et les portes en furent fermées pour eux. Si ce n’avait été cela, nul d’entre nous n’aurait eu à vieillir ni à être malade, ni à mourir.
Il n’y avait plus rien à dire, ni à elle ni aux autres. Aucun d’eux ne voulait me regarder dans les yeux. Je sens encore leur hostilité. Avant, ils riaient de moi, me méprisaient pour mon ignorance et ma lenteur d’esprit ; maintenant, ils me haïssaient pour mon savoir et ma facilité de compréhension. Pourquoi cela, mon Dieu ? Qu’auraient-ils voulu que je fasse ?
Mon intelligence a creusé comme un fossé entre moi et tous ceux que je connaissais et que j’aimais, et j’ai été chassé de la boulangerie. Je suis maintenant plus seul que jamais auparavant. Je me demande ce qui se passerait si l’on remettait Algernon dans la grande cage avec quelques-unes des autres souris. Est-ce qu’elles la traiteraient en ennemie ?
25 mai. C’est donc ainsi que quelqu’un peut en venir à se mépriser soi-même – sachant qu’il fait ce qu’il ne faut pas et pourtant est incapable de s’en abstenir. Contre ma volonté, je me suis trouvé attiré vers l’appartement d’Alice. Elle fut surprise mais me fit entrer.
— Tu es trempé. L’eau dégouline sur ton visage.
— Il pleut. C’est bon pour les fleurs.
— Entre. Je vais te chercher une serviette. Tu vas attraper une pneumonie.
— Vous êtes la seule à qui je puis parler, dis-je. Permettez-moi de rester.
— J’ai un peu de café qui chauffe. Commence par te sécher et nous parlerons après.
Je regardai autour de moi tandis qu’elle allait chercher le café. C’était la première fois que je pénétrais chez elle. J’en ressentais du plaisir mais l’aspect de la pièce me perturbait.
Tout était bien rangé. Les statuettes de porcelaine étaient alignées sur le rebord de la fenêtre, toutes tournées dans le même sens. Et les coussins sur le canapé n’avaient pas été jetés au hasard mais posés en ordre régulier sur les housses de plastique transparent qui protégeaient la tapisserie. Sur deux petites tables, à chaque extrémité, des magazines étaient soigneusement disposés de manière que leurs titres soient bien visibles. Sur l’une : The Reporter, The Saturday Review, The New Yorker ; sur l’autre : Mademoiselle, House Beautiful et le Reader’s Digest.
Au mur, en face du canapé, était accrochée une reproduction luxueusement encadrée du tableau de Picasso, « Mère et Enfant », et à l’opposé, au-dessus du canapé, le portrait d’un fringant courtisan de l’époque de la Renaissance, masqué, l’épée à la main, protégeant une jeune fille apeurée, aux joues roses. Les deux n’allaient pas ensemble. Comme si Alice ne pouvait décider qui elle était ni dans quel monde elle voulait vivre.
— Tu n’es pas venu au labo depuis quelques jours, dit-elle de la cuisine. Le Pr Nemur s’inquiète de toi.
— Je n’avais pas le courage de les affronter, répondis-je. Je sais que je n’ai aucune raison d’avoir honte, mais cela me donne une sensation de vide, de ne pas aller tous les jours travailler – de ne pas voir la boutique, les fours, les gens. Je n’arrive pas à m’y faire. La nuit dernière et la nuit d’avant, j’ai eu des cauchemars, je rêvais que je me noyais.
Elle posa le plateau au milieu du guéridon, les petites serviettes pliées en triangle, les gâteaux arrangés en rond sur l’assiette.
— Tu ne devrais pas prendre cela tant à cœur, Charlie. Ce n’est pas ta faute à toi.
— Cela ne sert à rien que je me le dise. Ces gens, depuis tant d’années, étaient ma famille. Ç’a été comme si on m’avait jeté hors de ma maison.
— C’est bien cela, dit-elle. Tout cela est comme la répétition symbolique de ce qui t’est arrivé quand tu étais enfant. Être rejeté par tes parents… renvoyé de chez toi…
— Oh, bon Dieu ! Inutile de coller là-dessus une belle étiquette bien propre. Ce qui importe, c’est qu’avant d’être entraîné dans cette expérience, j’avais des amis, des gens qui s’intéressaient à moi. Maintenant, j’ai peur que…
— Tu as toujours des amis.
— Ce n’est pas la même chose.
— Ta peur est une réaction normale.
— C’est plus que cela. J’ai déjà eu peur. Peur d’être fouetté pour n’avoir pas cédé à Norma, peur de passer par Howells Street où la bande avait l’habitude de se moquer de moi et de me bousculer. J’avais peur de la maîtresse, Mrs Libby, qui m’attachait les mains pour que je ne remue pas continuellement tout ce qui était sur mon pupitre. Mais c’étaient là des réalités… et j’avais de bonnes raisons d’avoir peur. La peur que j’ai ressentie en étant chassé de la boulangerie est une peur vague, que je ne comprends pas.
— Voyons, ressaisis-toi.
— Vous ne pouvez ressentir ma panique.
— Mais, Charlie, il fallait s’y attendre. Tu es un nageur novice qu’on a poussé du radeau-plongeoir et qui est terrifié de ne plus sentir le bois solide sous ses pieds. Mr Donner a été bon pour toi et tu as été protégé pendant toutes ces années. Être chassé de la boulangerie de cette manière a été encore un plus grand choc que tu ne le pressentais.
— Cela n’arrange rien d’en avoir conscience intellectuellement. Je ne peux plus rester assis seul dans ma chambre. J’erre dans les rues à toutes les heures du jour et de la nuit, sans savoir ce que je cherche… je marche jusqu’à ce que je me perde… et je me retrouve devant la boulangerie. La nuit dernière, j’ai marché depuis Washington Square jusqu’à Central Park et j’ai dormi là. Mais bon Dieu, qu’est-ce que je cherche ?
Plus je parlais, plus elle était émue.
— Que pourrais-je faire pour toi, Charlie ?
— Je ne sais pas. Je suis comme un animal qui a été lâché et qui ne peut plus rentrer dans sa bonne petite cage bien tranquille.
Elle s’assit près de moi sur le canapé :
— Ils te poussent trop vite. Tu ne sais plus où tu en es. Tu veux être un adulte mais il reste encore un petit garçon en toi. Seul et qui a peur.
Elle mit ma tête sur son épaule, tentant de me réconforter, mais tandis qu’elle me caressait les cheveux, je sentis qu’elle avait besoin de moi de la même manière que j’avais besoin d’elle.
— Charlie, murmura-t-elle au bout d’un moment… Fais tout ce que tu veux… n’aie pas peur de moi…
J’aurais voulu lui dire que la panique me guettait.
Un jour, en faisant une livraison, Charlie avait presque failli se trouver mal quand une femme entre deux âges, qui sortait du bain, s’était amusée à ouvrir son peignoir et à se montrer toute nue. Avait-il déjà vu une femme déshabillée ? Savait-il faire l’amour ? Sa terreur – son gémissement – durent l’effrayer, car elle referma précipitamment son peignoir et lui donna une pièce de 25 cents pour qu’il oublie ce qui était arrivé. Elle n’avait fait que l’éprouver, lui dit-elle, pour voir s’il était un bon petit jeune homme. Il essayait, répondit-il, et évitait de regarder les femmes, parce que sa mère le battait chaque fois qu’elle trouvait des traces sur son caleçon…
Maintenant, il avait une image claire de la mère de Charlie, criant sur lui, une ceinture de cuir à la main, et de son père qui s’efforçait de la retenir.
— Assez, Rose ! Tu vas le tuer ! Laisse-le !
Et sa mère qui cherche encore à le battre, même maintenant qu’il est hors de portée et que la ceinture passe en sifflant près de ses épaules tandis qu’il s’écarte en se traînant sur le plancher.
— Regardez-le ! hurle Rose. Il ne peut pas apprendre à lire et à écrire mais il en sait assez pour regarder une fille en pensant à ça. Je lui ferai passer ces horreurs de la tête !
— Il n’y peut rien si cela lui fait de l’effet, c’est plus fort que lui. C’est normal. Ce n’est pas sa faute.
— Il n’a pas à penser à ça en regardant les filles. Qu’une amie de sa sœur vienne à la maison et il se met à penser à ça ! Je lui apprendrai, et il ne l’oubliera pas. Tu entends ? Si jamais tu touches à une fille, je te mettrai dans une cage comme un animal pour tout le reste de ta vie. Tu m’entends ?
Je l’entends encore. Mais peut-être en avais-je été délivré. Peut-être la peur et la nausée n’étaient-elles plus une mer où me noyer, mais une simple flaque d’eau qui reflétait encore le passé, près du présent. Étais-je libre ?
Si je pouvais prendre Alice dans mes bras à temps – avant d’y penser, avant que cela me bouleverse – peut-être la panique ne s’emparerait-elle pas de moi. Si seulement je pouvais faire le vide dans ma tête. Je réussis à balbutier : « Vous… vous, faites-le ! Prenez-moi dans vos bras ! » Et avant que je sache ce qu’elle faisait, elle m’embrassa, me serra contre elle, plus fort que personne ne m’avait jamais serré dans ses bras. Mais au moment où j’aurais dû vraiment venir tout contre elle, cela commença : le bourdonnement, le frisson glacé et la nausée. Je m’éloignai.
Elle tenta de me calmer, de me dire que cela n’avait pas d’importance, que je n’avais aucune raison de me faire des reproches. Mais éperdu de honte, incapable de contenir mon chagrin, je me mis à pleurer. Et là, dans ses bras, je pleurai jusqu’à m’endormir, et je rêvai du courtisan et de la jeune fille aux joues roses. Mais dans mon rêve, c’était la jeune fille qui tenait l’épée.